Ce sont donc les élites écclésiastiques et laïques du XVè S qui ont entrepris la chasse aux sorcières visant ainsi à anéantir une secte satanique. Mais les concitoyens des sorcières partageaient-ils totalement ces vues? On serait tenté de répondre OUI car de nombreux témoins défilaient devant les juges pour charger du crime de sorcellerie des centaines d'hommes et de femmes. Cependant, les apparences sont trompeuses car les témoins décrivaient une sorcellerie populaire dont le diable était absent, une série de malheurs sans relation avec le démon et donc sans aucun lien avec la théorie démonologique des juges. En fait, les ruraux ne chassaient pas les sorcières pour les mêmes raisons que les élites ; ils participaient à cette répréssion sur la base d'un malentendu : on leur désignait les sorcières comme étant la cause de tous les maux de leur vie quotidienne, les ruraux voulaient donc éliminer ce jeteur de sorts mais nullement le diable. Ainsi, la chasse aux sorciers a eut une dimension populaire fondamentale car sans la participation des ruraux, cette répréssion n'aurait pas pu avoir un tel impact et une telle diffusion. Les sorcières furent donc prises en étau entre les élites et les ruraux, tous deux voulant les exterminer mais pour des raisons différentes ; le sorcier-guérisseur, qui autrefois était un élément indispensable pour le village, est maintenant remis en cause car les mentalités paysannes ont connu une profonde mutation liée aux transformations des rapports sociaux, économiques, politiques et religieux. En somme, l'ampleur de la persécution des sorciers s'explique par la conjonction des intérêts des couches dirigeantes,d'une part, et du monde rural, de l'autre ; les deux parties ne parlaient pas le même langage à propos de la sorcellerie.
Ce chapître a pour but d'analyser la spécificité de l'attitude des villageois chasseurs de sorciers, d'abord à travers des témoignages lors des procès, puis en utilisant les documents qui montrent la responsabilité des communautés rurales ou d'individus dans le déclenchement des persécutions concernant un village donné, et enfin en tentant d'expliquer pourquoi le monde paysan fut poussé à ces persécutions et comment il atteignit un nouvel équilibre, cessant ainsi de voir dans les bûchers la solution à ses problèmes. La persécution disparut non seulement à cause du refus des élites de continuer à considérer la sorcellerie comme un crime, mais aussi grâce aux changements de mentalité des villageois.
Lors de l'information préparatoire et de la confrontation avec les accusés, les témoins racontaient les maléfices dont ils avaient été victimes ou dont ils connaissaient l'existence mais en aucun cas ils ne faisaient allusion au diable, au sabbat ou au pacte satanique, c'est à dire à la théorie démonologique qui intéressait les juges. Certainement parcequ'ils craignaient de devenir suspects mais surtout parceque leur préoccupation primordiale et immédiate concernait leur survie dans un monde où rodaient la maladie et la mort. Le malheur était fréquent et normal mais certains villageois, voyant les désastres s'accumuler dans leur famille, étaient persuadés que quelqu'un de jaloux leur voulait du mal ; rapidement ils accusaient un voisin, ami ou autre, généralement plus pauvre qu'eux, de pratiquer des rites et recettes magiques en vue de leur nuire.Voulant ainsi protéger leur famille, ces villageois accusaient la proie idéale d'avoir eu recours à des pratiques magiques interdites ; mais de leurs côtés, les juges accablaient ce bouc émissaire d'autres accusations se référant à la théorie démonologique : ils voulaient faire avouer aux accusés la copulation satanique, la participation au sabbat, etc. Le schéma habituel d'une déposition s'organisait donc en deux parties nettement contrastées : les déposants parlaient d'une sorcellerie populaire, ils portaient des accusations précises, souvent personnelles, à propos des dommages que le suspect aurait causés aux biens, aux récoltes, aux bêtes, aux gens et aux jeunes enfants. Alors que les magistrats interprétaient ces relations en les reliant à l'existence d'un pacte satanique, les maléfices en question ayant pour eux été causés grâce à la poudre reçue au sabbat... mais rien ne prouve que les témoins avaient dans l'esprit la même explication. Les magistrats se servaient donc de ces dépositions, lors de l'interrogatoire du suspect, pour amener celui-ci à avouer le rôle exact joué par le démon dans les malheurs décrits par les témoins. Ainsi, les paysans décrivaient la sorcellerie populaire, utilisée autrefois par les paysans, qui leur faisait peur pour diverses raisons mais en aucun cas ils ne décrivaient l'antireligion chère aux démonologues. L'auteur prend l'exemple du procès du 4 septembre 1599 à Bazuel (Nord, près du Cateau) de Reine Percheval, " vesve de feu Estienne Billot ", elle fut torturée mais son sort n'est pas connu, la sentence n'étant pas conservée. Six témoins avaient comparu devant le bailli et les échevins du lieu, ces six témoins n'auraient peut-être pas imputé à cette femme une telle malveillance si les élites ne les y avaient pas poussés en les incitant à réfléchir sur les épisodes désastreux de leur vie, en remontant même dans un passé très lointain. Les autorités avaient en fait développé le stéréotype de la sorcière : elle était veuve, relativement âgée car elle avait au moins une petite-fille... ici, Reine Percheval correspondait à cette description : elle n'avait plus de mari, de fille, ni de petite-fille ; elle était seule alors qu'à cette époque, les isolés étaient rares et considérés avec suspicion, les femmes devaient s'appuyer sur l'homme pour supporter la vie de tous les jours ; comme beaucoup de " sorcières ", elle était réduite à rechercher le contact de ses voisins auxquels elle demandait de menus services ; les six témoins étaient des personnes plus riches que Reine, ils considéraient qu'elle devenait gênante, de plus les témoins frappés par le malheur cherchaient un bouc émissaire, Reine correspondant au stéréotype de la sorcière, était donc la proie idéale. Le démon était donc absent, les accusateurs étaient simplement inquiets pour leurs biens et ils accusaient cette vieille femme de pratiquer des rites pour leur nuire ; or les magistrats, grâce à la torture, parvenaient à transformer en satanisme la conception populaire de la sorcellerie. Cette conception projettait simplementsur des figures humaines le refus de croire que l'accumulation des malheurs et des dangers sur la tête de quelqu'un puisse être normale. Bazuel " produisit " encore 4 sorcières : Aldegonde de Rue, veuve âgée de 70 ans brûlée en 1601; Marie Lanchevin, veuve de 62 ans éxécutée en 1621 ; Maxellende Vasseur, veuve remariée, âgée de 60 ans en 1621 et qui fut relachée par les juges ; Pasquette Bana, épouse de Jacques Piettre, âgée de 54 ans libérée en 1621 mais accusée à nouveau en 1627 et dont on ignore le sort à cette date.
Ainsi, les témoins semblaient traduire contre les sorcières une sourde hostilité sociale, alimentée par des tensions fondamentales entre riches et pauvres, et étayée par les jalousies de tous ordres qui traversent n'importe qu'elle communauté humaine. A partir du XVIè S, c'est la justice qui pris les choses en main alors qu'auparavant, les paysans, pour qui le malheur n'était pas naturel, faisaient justice eux-mêmes envers ceux qu'ils accusaient de leur nuire magiquement. Il faut donc replacer la persécution de la sorcellerie dans son contexte social car la pression villageoise joua un rôle essentiel dans la propagation de la chasse aux sorcières aussi bien que dans sa disparition.
La haine et les tensions de tous ordres tels que la jalousie, le désir de vengeance etc, constituaient un rôle fondamental lors des accusations de sorcellerie tant à l'époque des grandes persécutions qu'avant et après celles-ci. En effet, la jalousie et la haine ont toujours existé et existeront toujours, et elles suffiront à accuser quiconque de sorcellerie rien que pour le plaisir de nuire à quelqu'un que l'on déteste.
L'auteur, afin de montrer les tensions sociales pouvant exister dans un village, se réfère au procès de Marguerite Carlier, femme de Guillaume Panequin, habitant Oisy-Le-Verger, en Artois, mise en accusation devant les juges du lieu en juillet 1612. Cette femme avait été dénoncée par 3 sorcières et un sorcier éxécutés peu auparavant ; Marguerite Carlier exprimait ouvertement son hostilité à ceux qui possèdaient plus de biens qu'elle, ou à ceux qui lui avaient causé quelque tort. Elle était orgueilleuse et ne supportait pas le mépris ou l'indifférence de ses concitoyens, notamment de ceux qui montraient leur supériorité et qui faisaient sentir qu'ils étaient plus " grands " qu'elle. Ainsi, dès lors que ceux-ci avaient quelques malheurs, ils faisaient eux-même la relation entre leurs malheurs et les menaces de la prétendue sorcière ; elle se voyait alors accusée mais rien n'indiquait qu'elle ait réellement pu se croire sorcière et qu'elle ait cherché à se venger magiquement d'autant plus qu'elle n'a rien avoué sous la torture ; les magistrats ont donc été obligés de la libérer en la condamnant au bannissement. Cependant Marguerite ne s'était pas avouée vaincue : elle a demandé un recours en grâce et est rentrée chez elle en rompant son ban ; elle fut alors condamnée le 5 janvier 1614 à un bannissement supplémentaire de 9 ans mais sa patience et sa force de caractère lui permirent finalement d'être pardonnée et graciée en juillet 1619, soit 7 ans après sa première mise en accusation. La lettre de rémission qui lui a été accordée à cette occasion contenait sa propre version des faits : elle disait que son calvaire était dû à des " mesdisances et calomnies ". En effet, elle avait attiré la haine farouche de ceux qu'elle avait menacés en paroles. L'animosité de certains paysans à l'égard d'une sorcière n'était certes pas toujours reliée à des conflits sociaux de ce type ; il existait aussi des rivalités de tous ordres, des querelles de voisinage, des questions d'intérêts, des problèmes internes aux familles... mais les procès ne permettaient pas d'identifier les raisons exactes poussant les accusateurs à exprimer leur haine contre un prétendu jeteur de sorts. Les villageois témoignaient donc aux procès car ils avaient peur pour leur bonheur. Parfois les accusés n'avaient même pas le temps d'être mis en accusation devant les juges ; en effet, les villageois, afin de prouver que les accusés étaient réellement des sorciers, ils leur faisaient subir l'épreuve de l'eau : ils attachaient les malheureux tombés entre leurs mains et les jettaient dans l'eau afin de voir s'ils flottaient car les sorciers étaient supposés transgresser toutes les normes habituelles y compris les loies de la nature. Hélas, cette épreuve de l'eau conduite par les paysans, débouchait très souvent sur la mort de la victime car la violence des participants s'exacerbait jusqu'à une sorte de fureur collective et de justice expéditive qui s'exerçait par les mauvais traitements, la lapidation ou tout simplement l'abandon sur place du corps de la sorcière évanouie et trempée même en hiver. Les autorités pousuivaient alors ces justiciers improvisés et afin de limiter les abus, le GRAND CONSEIL DE MALINES, dans une lettre du 30 avril 1596 au conseil privé siégeant à Bruxelles, dénonça de tels abus dans les Pays-Bas espagnols et en Luxembourg. Il conseillait d'interdire aux juges subalternes de prouver la culpabilité des accusés " soit par les jecter en l'eau, consulter les devins et prendre d'iceulx buvraiges pour les faire confesser, ou par aultres moyens semblables réprouvez de droict.". De même, l'Etat Absolutiste ne pouvait admettre l'existence d'une autre justice que la sienne, ce qui explique la sévérité des poursuites contre les auteurs du meurtre d'une sorcière ; mais cela n'empêchait nullement la multiplication de telles violences collectives ; aussi le désastreux itinéraire des malheureuses accusées de sorcellerie peut facilement être reconstitué : soupçonnées pour des raisons quelconques, elles subissaient l'épreuve de l'eau ou étaient éxaminées par des piqueurs, voire par des devins ruraux. Si elles ne succombaient pas à ces mauvais traitements, elles étaient abandonnées par leurs proches, qui les incitaient à s'exiler, ce qu'elles faisaient parfois de leur propre chef ou sous la pression de l'hostilité de leurs concitoyens. Elles tentaient de s'établir ailleurs, d'où elles étaient expulsées, à cause de leur mauvaise réputation. Il leur arrivait, sur la route, de rencontrer la justice officielle ou de mourir sous les coups de la populace déchaînée. La théorie démonologique imprégnait donc toutes les mentalités, aussi bien celle des élites que celle des ruraux et les accusés se trouvaient vite dans l'impossibilité de se défendre efficacement. Les ruraux persécuteurs saisissaient l'occasion de défouler leurs propres craintessur un bouc émissaire commode, puisqu'il ne pouvait se défendre ; ils agissaient ainsi pour leur profit, accusant la sorcière d'être responsable de leurs problèmes quotidiens alors que les magistrats les accusaient d'appartenir à la secte diabolique. Les sorcières étaient donc les victimes de la société : les bûchers étaient une forme de sacrifice humain légal et ritualisé ayant pour but d'imposer partout de nouvelles normes sociales fondées sur des valeurs nouvelles, et surtout de montrer aux masses populaires la place exacte que Dieu et les hommes leur réservaient dans ce monde.
Du Moyen-Age à nos jours, le rapport de la sorcière avec le monde villageois a évolué en 3 étapes.
Jusqu'au XVè S, les communautés rurales étaient superstitieuses et éloignées des autorités qui se situaient au centre de la France, ainsi, les villages étaient livrés à eux mêmes et les paysans demandaient à la magie, aux guérisseurs et aux sorciers d'éloigner tous les dangers et d'assurer leur sécurité. Les sorciers et guérisseurs étaient donc indispensables en cas de malheur car aucun autre secours n'éxistait. La colère populaire ne se déchainait que dans quelques cas exceptionnels contre ceux qui étaient soupçonnés de causer des grands malheurs mais l'équilibre global de la société paysanne était bel et bien dûe à la présence de ces sorciers.
Cependant, aux XVIè et XVIIè S, des mutations déclenchèrent une chasse effrénée aux sorciers jusqu'à ce que de nouveaux changements, dans les dernières décennies du XVIIè S, ne viennent à nouveau rétablir l'équilibre entre la sorcière et sa communauté rurale d'origine. Le XXè S en a, en partie, hérité. On a donc vu qu'à partir du XVIè S, les élites culturelles et sociales ont développé la théorie démonologique et ont ainsi lancé la chasse aux sorciers ; les paysans essayaient de se raccrocher à leurs croyances tout en éprouvant un sentiment de culpabilité en entendant les prêtres condamner ces superstitions. Peu à peu, les villageois adhéraient aux valeurs nouvelles du catholicisme tridentin qu'ils apprenaient avec les rudiments de la lecture et de l'écriture à l'école paroissiale sous la surveillance d'un curé de mieux en mieux formé... Progressivement, les communautés rurales atteignirent un nouvel équilibre, l'absolutisme ayant triomphé, les révoltes populaires commencèrent à disparaitre et la conquête spirituelle des campagnes progressait vers la fin du XVIIè S. La société paysanne restructurée n'avait plus besoin de rechercher des boucs émissaires : les dominants ne désiraient plus persécuter les pauvres des villages et les juges cessèrent de vouloir mettre à mort les sorciers. La sorcellerie n'était cependant pas totalement morte puisqu'il arrivait encore que certains villageois soumettent à l'épreuve de l'eau un prétendu jeteur de sorts mais cette fois les autorités agissaient en sens inverse, s'attaquant désormais aux calomniateurs et dénonciateurs et protégeant les gens qui étaient encore accusés. Le XVIIIè S vit alors un retour en force des guérisseurs et de la sorcellerie populaire qui reprirent leur place au village et qui souvent ne l'ont pas encore quittée au XXè S. La chasse au sorcières étaient définitivement terminée, la société d'Ancien Régime évoluait et la lutte menée par les élites contre la vision du monde magique des ruraux perdait de sa virulence, l'Eglise se tournait désormais vers de nouveaux ennemis : les philosophes du XVIIIè S... L'ère des grandes persécutions était close et les désensorceleurs retrouvaient ouvertement le chemin des chaumières ; cependant dans ce contexte apparurent de faux sorciers et charlatans qui profitaient de la crédulité des paysans pour s'enrichir. De même, les mutations sociales voyaient les riches s'enrichir et les pauvres s'appauvrir ce qui fait que dès 1747-1767 on voyait de nouveaux crimes apparaitre : des atteintes contre les biens et une augmentation des vols. Ainsi, - la justice avait d'autres loies à faire respecter et ne s'intéressait plus à la sorcellerie, certains villageois croyaient encore à la sorcellerie mais des freins légaux les empêchaient de se venger des jeteurs de sorts aussi facilement que par le passé. La sorcellerie rurale n'était donc pas morte au XVIIIè S, pas plus qu'elle ne l'est actuellement, elle était à nouveau devenue un élément normal de la vision du monde des paysans et servait à expliquer à l'homme que le malheur n'était pas irrémédiable ni la mort sans appel car elle provenait d'une agression extérieure et elle pouvait donc être combattue. La sorcellerie aidait simplement à surmonter les peurs et les désespoirs. La chasse aux sorciers des XVIè et XVIIè S fournit l'exemple d'une tentative de normalisation de la société, partie des couches dirigeantes et relayées par une partie des masses populaires.