3. Le Saint Jérôme pénitent

3.1. L’iconographie traditionnelle XVème & XVIème siècle

3.1.1. Le saint repentant et pénitent

Le type iconographique du pénitent se généralise au XVème siècle. Il reprend l’aspect physique du Saint Benoît : barbe grise, tonsure, dos voûté, travailleur de l’esprit et habit bénédictin (fig. 3). On constate une extrême banalisation des sources hagiographiques. Les artistes du XVème siècle remontent l’hagiographie jusqu’à l’épisode fondateur : vêtu d’un simple sac de toile grise, Jérôme a la pose et le geste de l’autorité de l’Eglise et dans sa main la pierre, vertu de la pénitence, dont il va se servir pour meurtrir sa chair (fig. 4). Il rappelle la purification nécessaire des désirs par la pénitence. Le chapeau de cardinal, à ses pieds, sert désormais d’attribut. La représentation du saint s’articule autour de sa propre personne. Le cadre sert de fond de scène. Un paysage organise l’espace vertical de l’image et crée l’illusion de profondeur. Dès lors l’iconographie du pénitent est trouvée : non plus l’enseignement de la pénitence mais l’acte lui-même. Le corps se dénude pour recevoir les coups mais dans la limite du nécessaire. C’est une nudité fragmentée à l’égal de celle de Saint Benoît dans les roses qui se justifie par la répression qui s’exerce sur elle. D’autre part Saint Jérôme peut être représenté dans une grotte pour renforcer la signification majestueuse de l’attribut, comme naguère le trône, et sert à mettre en évidence l’autorité de la figure. Il faut préciser cependant que les formules diffèrent selon les ateliers et les habitudes. Le pénitent au désert condense l’autorité du cardinal, le message vertueux du moine, tout en dépassant la séquence narrative du lion miraculeusement guéri. Cela correspond au concept de l’Observance, s’adresse aux laïcs, les communautés servant d’intermédiaire.

3.1.2. Le saint en contemplation

Après avoir fait pénitence et dompté ses passions, le moine Jérôme atteint ce pouvoir sur les êtres et les choses qui lui donne comme un avant-goût des béatitudes célestes. Il apparaît sous les traits d’un simple humain, humble pénitent, loin de la figure auréolée du cardinal. A la fin du XVème siècle le type peint le plus souvent à Florence ou en Toscane est celui du pénitent à genoux au pied d’un crucifix sur fond de paysage (fig. 5). On retrouve les attributs du saint mais à présent ces insignes ne sont que les marques dépassées des anciennes figurations : chapeau jeté dans un coin de l’image, lion miniaturisé. Le crucifix devient monumental dès la fin du XVème début XVIème siècle. L’attention se porte sur le Christ (fig. 5). Deux types dominent : le pénitent lisant dans un paysage (fig. 6 ou fig. 7) et le pénitent en contemplation (fig. 3). Ce n’est là plus l’acte de pénitence, le saint semble avoir rejoint d’autres sphères. Il s’élève par l’ascèse à la béatitude céleste et voir même, comme il le rapporte dans " l’Eustochium ", à la sainte Trinité, au choeur des anges, des bienheureux et de tous les saints. Cette variante s’autonomise et sert de base à une formule iconographique sur laquelle se modèle les portraits d’ecclésiastiques ou d’humanistes. L’image correspond à l’après pénitence et tente d’expliquer un programme d’apaisement, de maîtrise de soi et de profonde piété.

3.2. Analyse du tableau de Pontormo

3.2.1. Le travail du corps

Lorsqu'on compare l’étude de figure pour le christ (fig. 8) et celle pour un Saint François (fig. 9), on remarque un travail du corps différent. Pontormo traite le corps de Saint François de façon plus disproportionnée. Son corps s’allonge, se déforme car c’est le corps d’un homme qui a souffert et non celui du fils de Dieu. Pontormo modifie les canons du corps humain. Les différentes études sur des figures comme celle pour la " Madone en gloire " (fig. 10) montrent un rendu anatomique décharné qui témoigne de l’observation d’après des cadavres ou des écorchés. Le corps du Saint Jérôme est déformé par la faim, la souffrance, voûté par la vieillesse. On remarque également que chez Pontormo beaucoup de figures sont chauves. Le corps occupe déjà une place prépondérante dans l’image et se dénude de façon ostentatoire. Saint Jérôme est encore, ici, représenté sous les traits d’un vieillard.

3.2.2. Les études pour le tableau

La première étude (fig. 11 droite) montre un corps contorsionné à l’extrême, le visage tourné vers l’observateur, ses yeux nous fixent d’un air absent. Le corps est celui d’un vieillard, il est squelettique et déformé. Les deux études suivantes (fig. 12) vont vers un dessin plus artificiel du corps, entre réalisme et beauté. Le saint nous apparaît plus jeune, plus fort et plus élégant avec ses membres allongés et très lourds. Il a une pose plus alangui, moins tendue. La dernière étude (fig. 13), déjà plus avancée, représente le saint découvrant entièrement son torse et se frappant la poitrine. De sa bouche entrouverte s’échappe un cri et ses yeux écarquillés expriment une douleur intense. Dans le tableau la position du corps reste la même mais le visage n’exprime plus la même douleur. Le cri s’est tu et ses yeux sont vides. La douleur semble n’être que spirituelle. La pierre, objet du martyr, est posée sur sa poitrine. La violence du geste a disparu. C’est, ici, le repentir du saint qui est désormais représenté.

3.2.3. Le " Saint Jérôme pénitent " de Pontormo

3.2.3.1. Pontormo et Léonard de Vinci

En raison du sujet même, l’influence de Léonard de Vinci a été immanquablement évoquée. Elle est d’autant plus probable que nous avons la preuve que Pontormo copia, vers 1518-19, le Saint Jérôme qui se trouve à la pinacothèque vaticane dans un croquis du carnet Corsini où est littéralement reprise l’étude anatomique de l’épaule et du cou de la figure de Léonard. Le Saint Jérôme de Léonard de Vinci (fig. 14) se détache d’un fond rocheux schématisé, la croix ainsi que les attributs de l’iconographie traditionnelle ont disparu. Seul le lion rugissant est encore représenté à ses pieds. La pénitence est d’autant plus mise en évidence par l’absence d’éléments périphériques. Pontormo (fig. 15) garde la même optique pour sa composition. Cependant c’est le repentir du saint qu’il va choisir de représenter. Par conséquent, le lion qui symbolise les passions dominées par la pénitence n’est plus aussi important chez Pontormo. C’est pour cette raison, probablement, que tous les attributs sont rejetés vers l’arrière de l’image.

3.2.3.2. Pontormo et Titien

Titien a peint des "Saint Jérôme pénitent". L’un se trouve à la pinacothèque de Milan (fig. 16) et l’autre au Louvre (fig. 17). Le saint est représenté au moment précis où il va s’infliger la pénitence. A genoux devant le crucifié, il s’apprête à se frapper, la pierre dans la main, le bras en arrière marquant son geste. Il est sur un fond de paysage comme dans la plupart des représentations. Tous les attributs sont présents et même un crâne, symbolisant la méditation du saint sur la mort, pour le tableau de Milan. Chez Pontormo c’est un fond sombre, c’est une croix vide et effacée. Si Titien reste proche de l’iconographie traditionnelle, Pontormo, lui, s’en éloigne pour mettre en valeur la figure du saint et son expérience humaine. Chez Titien la figure est noyée dans un paysage alors que Pontormo la monumentalise.

3.2.3.3. Une sobriété énigmatique

La violence du geste est remplacée par une violence picturale : lumière contrastante, aspect vert-grisâtre de la chair, rouge vif dominant la composition en opposition avec le fond sombre. Tout ceci confère à l’image un aspect surnaturel. L’image par un traitement original des proportions, de la pose par rapport au cadre, par l’intensité des couleurs, crée un espace intime, fondu dans l’atmosphère et la lumière, appréhendé intuitivement. Pontormo caractérise le maniérisme florentin, il allonge ses silhouettes, manipule les proportions. Il comprime l’espace et donne à ses figures une monumentalité stupéfiante. La composition est structurée par le personnage. Le corps du saint est relevé vers nous comme déséquilibré. On a un contact direct avec la figure. A partir de 1525, avec les fresques de la Chartreuse de Galluzo, Pontormo va vers un style plus intériorisé. On ressent l’imprégnation spirituelle des gravures nordiques et surtout celles de Dürer. Le luminisme de Dürer se caractérise par une lumière surnaturelle qui éclaire, ici, essentiellement la tête du saint et plonge le corps dans la pénombre. La simplicité du thème privilégie une meilleure compréhension de l’image évangélique. L’humanisation de la figure tend à représenter le repentir d’un homme à la recherche du Salut par sa pénitence.

3.3. Un tempérament saturnien

3.3.1. La méditation sur la mort

Saint Antoine l’abbé représente au XVème siècle le type même du mélancolique. Pontormo l’a représenté dans un tableau qui se trouve aujourd’hui à Florence (fig. 19). La figure monumentale se détache sur un fond sombre, elle présente ses attributs. Son visage manifeste un tempérament saturnien. Or, après 1450, Saint Jérôme devient à son tour, et en raison de son succès, le type achevé du saturnien. Bono de Ferrare représente le saint dans un paysage en proie à la mélancolie, pendant ce vide cet entre-deux qui sépare la tentation violente de la contemplation céleste (fig. 20). Il annexe en même temps le thème de la méditation sur la mort, sur la vanité du monde. Cela correspond aux aspirations du temps vers l’au-delà, une peur devant la déchéance physique, devant la fragilité de l’existence. D’où l’importance des hiéronymites dans la vie artistique de l’époque car le saint prend une fonction pastorale. La méditation sur la mort caractérise le type du pénitent classique et condense à lui seul le mémento mori. L’utilisation de ce type du pénitent est représentée ici par l’aspect lugubre du personnage et l’ambiguïté de la limite entre le monde des vivants et celui des morts.

3.3.2. La mélancolie

La figure semble dominée par son tempérament saturnien. En effet le visage exprime une extrême tristesse dans sa méditation. La figure est en proie à une mélancolie qui immobilise ce corps lourd et atteint son paroxysme. Il est important d’évoquer ici le caractère de Pontormo. Vasari parle d’une funeste enfance qui influera profondément son caractère. Il est marqué très jeune par la mort de nombreux membres de sa famille. Sa vie sera remplie de jeûnes, de tourment créatif et de solitude. Vasari constate également une ténébreuse introversion névrotique, une peur de la foule et la terreur de la mort. Pontormo était, lui aussi, désigné comme un homme au tempérament saturnien. On sait qu’à son époque le Saint Jérôme servait de référence pour des portraits. Saint Jérôme est un exemple de dévotion. Le tableau n’est pas un autoportrait mais il est très proche du tempérament et de l’existence de son créateur. Il est un " miroir " spirituel pour tous ceux qui le regardent. C’est son expérience humaine qui importe ici.


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