La naine hystérique qui gouvernait la France

par Alain Decaux

Historia N°367 - juin 1977

C'était une foule immense, bousculée, ardente, avide. Elle s'agglutinait, le 8 juillet 1617, entre la Conciergerie et la place de Grève — notre place de l'Hôtel de Ville. Au milieu de cette foule, une charrette. Elle avançait à peine, empêchée qu'elle était par la masse du peuple. Pour aller de la Conciergerie à la place de Grève, il fallut une heure. Oui, une heure. Or, dans cette charrette, il y avait une femme. Et cette femme allait vers la mort.

« une sorte de naine noire... »

Elle s'appelait Léonora Galigaï. Elle était là, effarée, épouvantée. Elle était là, au bout de son destin, au bout de la course la plus extraordinaire peut-être qu'une femme ait traversée en France. Nul n'était venu de si bas et n'était allé si haut. Elle avait régné sur la France.
Autour d'elle, il n'y avait plus que de la haine. De ce peuple accouru pour la voir aller à la mort, ce n'était plus que des insultes qui fusaient :
— La méchante ! La diablesse ! La sorcière ! La vilaine ! Qu'elle est laide !

Leonora Galigai
Léonora Galigaï (1568-1617), maréchale d'Ancre, portrait par François Quesnel. (Musée de Rennes). Compagne de jeux, femme de chambre, amie intime et âme damnée de Marie de Médicis. Lors de son procès, un pamphlétaire trace ce vigoureux et imaginatif portrait : « Cheveux de méduse, blonds comme geai, front poli comme une pierre ponce, yeux verts comme le feu, nez d'éléphant, dents en crocs, mains de harpie, pieds de homard, corps grêle comme un buffle, bouche petite comme l'entrée du four. »

Et pourtant, pendant des années, rien ne s'était fait en France sans sa volonté.
L'histoire commence au palais Pitti à Florence. Le palais Pitti, donc celui des Médicis. En ce temps-là, le grand-duc de Toscane s'appelait François. Un homme superbe, aux passions violentes. Quand son épouse était morte après lui avoir donné sept enfants, il avait épousé sa maîtresse, Bianca Capello. Et puis, tout à son amour pour Bianca, il était allé vivre presque seul avec elle, loin de Florence. Ses enfants avaient grandi au palais Pitti, livrés à eux-mêmes. L'un suivant l'autre, ils étaient morts.
Parmi ces enfants, l'une avait survécu : Marie. Dans ce palais grandiose, écrasée de solitude, elle se mourait d'ennui. Alors, on lui avait donné une compagne, fille de sa propre nourrice : Dianora Dosi ou Dori. Cette Dianora, Marie préféra l'appeler Léonora.
Les deux jeunes filles ne se quittèrent plus. Léonora avait cinq ans de plus que Marie. Voilà qui est suffisant pour assurer une influence. Ce n'est que plus tard que Léonora jurera appartenir à l'illustre famille italienne des Galigaï, mentionnée par Dante parmi les grandes maisons florentines.

Palais Pitti
Le palais Pitti à Florence, C'est dans cette résidence du grand-duc de Toscane, à l'aspect sévère, que fut élevée la fille de François-Marie de Médicis et de l'archiduchesse Jeanne d'Autriche. Par sa mère, Marie, (portrait par Pourbus) était petite-nièce de Charles Quint.

La vérité est qu'elle était fille d'un menuisier et d'une blanchisseuse, ce qui n'allait point l'empêcher de devenir d'abord la coiffeuse de Marie, puis son amie intime. Ce qui allait s'affirmer surtout, c'est son infinie habileté. Marie la voyait douée de toutes les qualités. Elle oubliait l'apparence de Léonora, qui glaçait tant d'autres gens. Il faut en revenir toujours à la description de Michelet :
— Une sorte de naine noire, avec des yeux sinistres comme des charbons d'enfer... Elle avait beaucoup d'esprit, gouvernait la princesse comme elle voulait, remuait à droite et à gauche cette pesante masse de chair... Triste hibou, asphyxiée de bonheur dans l'obscurité malsaine des alcôves et des cabinets, elle croyait que quiconque la regardait lui jetait un sort. Elle portait toujours un voile, de peur du mauvais œil...
On a compris que Michelet ne l'aimait pas. Elle est poussée au noir, la peinture. Est-elle vraie ? Les témoins confirment la laideur de Léonora. Certains la disent horrible à voir. On la dépeinte maligne, intelligente, rusée, ambitieuse. Elle souffrait d'une maladie étrange — probablement de l'hystérie — qui faisait de sa vie une torture perpétuelle. Une boule, disait-elle « la travaillait de telle façon que le mal montait à la gorge pour l'étrangler ».
Voilà la créature que Ton avait placée auprès de Marie de Médicis. Voilà celle pour qui la petite princesse allait s'éprendre d'une amitié qui ressemble à de la passion.

La prédiction de la nonne

Coup de théâtre : le grand-duc François mourait — et sa femme Bianca le suivait le lendemain dans la tombe. Transformée, la vie de Marie. Le nouveau grand-duc était son oncle Ferdinand. Il l'aimait bien, voulait lui plaire. Donc il traita Léonora avec faveur. Pour la première fois, la naine avait conscience d'être quelque chose, de jouer un rôle. Son autorité s'en accrut d'autant. Maintenant, il n'était plus rien que Marie décidât sans prendre son avis.
La grande question, pour Ferdinand de Médicis, était de marier Marie. Les Médicis étaient riches, très riches. Par voie de conséquence, les prétendants ne manquaient pas. Chaque fois que l'un d'eux se présentait, Marie en parlait à Léonora. Aussitôt, Léonora conseillait de refuser. C'est qu'elle formulait d'immenses ambitions pour sa maîtresse. Une religieuse visionnaire, la nonne Pasithée, n'avait-elle pas dit qu'elle voyait sur le front de Marie la plus belle couronne du monde ? Pour Léonora, cela signifie le trône de France ou d'Espagne. Pas un autre. D'où les refus successifs, avec ce résultat que Marie n'était pas mariée à vingt-six ans.

Marie de Médicis
Marie de Médicis

Le miracle vint de France. La conversion du roi Henri IV, puis la mort de Gabrielle d'Estrées avaient permis au Béarnais de faire annuler par le pape son mariage avec sa première femme, Margot. A l'égard du grand-duc de Toscane, il avait contracté une dette énorme : un million d'écus d'or. Épouser Marie, c'était recevoir une dot qui compenserait, en partie au moins, cette dette. Certes, Henri IV était pour le moment engagé dans une liaison « infernale » avec Henriette d'Entragues, mais pourquoi ne pas mêler l'utile — le mariage — et l'agréable, la liaison ?
Quand Marie apprit que le roi de France la demandait, elle courut prévenir Léonora.
Celle-ci défaillit de joie. Ainsi elle avait eu raison de vouloir que l'on attendît. Bien sûr, le prétendant français fut accepté. La dot de la princesse fut fixée à six cent mille écus d'or, ce qui faisait que la dette de Henri IV se voyait réduite à quatre cent mille écus.
On en était aux préparatifs du grand départ. Marie avait demandé à son futur époux que Léonora fût acceptée officiellement comme suivante. Avant de se mettre en route, Léonora allait se faire adopter par un seigneur Galigaï qui lui apportait ce qui lui manquait, un nom noble, des armoiries, des ancêtres.
A la fin de novembre 1600, la flotte princière jeta l'ancre devant Marseille. Sur le navire qui portait Marie éclatait un luxe inouï. Autour d'elle, seize vaisseaux et galères portaient deux mille Italiens venus en France à la suite de Marie pour chercher fortune.

Croupier, escroc et travesti

Parmi ces Italiens, il y avait un bel homme aux dents longues. Son nom ? Concino Concini. Il était d'une famille de noblesse reconnue, celle des comtes de la Penna. Il avait fait de bonnes études à l'Université de Pisé. Ce qui ne l'avait pas empêché de traverser une jeunesse orageuse.
A dix-huit ans, il avait exigé sa part de la fortune paternelle et il avait tout mangé « en garces et autres voluptés et friponneries ». Ruiné, il s'était fait bretteur au service du cardinal de Lorraine. On l'avait chassé quand il fut avéré qu'il souffrait de la maladie de Naples. Alors l'avilissement avait été total. On l'avait vu croupier d'un tripot. Rentré à Florence, il avait vécu d'escroqueries et de débauches rémunératrices qui, plusieurs fois, l'avaient conduit en prison. Il était si mal vu, témoignera Tallemant de Réaux, que « la première chose que les pères défendaient à leurs enfants, c'était de fréquenter Concini ». Un pamphlet précise qu' « il était si vil et contemptible qu'il était communément appelé Isabelle ». Il s'était même fait comédien et il avait joué au théâtre des rôles de femmes on travesti.
Il était à bout d'expédients quand sonna l'heure du mariage de Marie de Médicis.
Dès que l'on avait su à Paris que Concini comptait y suivre la princesse Marie, Giovannini, l'envoyé florentin, expédia une protestation véhémente. L'arrivée de Concini à la cour de Henri IV jetterait assurément le discrédit sur tous les Florentins. Chapitré par son ministre Vinta, le grand-duc Ferdinand n'en approuva pas moins le départ de l'ancien croupier.

Concino Concini
Concini

On raconte que, la veille du départ, il offrit à boire aux gentilshommes de sac et de corde qui formaient sa compagnie habituelle. Ceux-ci lui demandèrent ce qu'il espérait gagner à ce voyage à Paris. Il répondit :
— La fortune ou la mort !
De Marseille, le cortège de Marie de Médicis s'acheminait vers Lyon. Bien piteux, ce voyage. Les autorités françaises n'avaient pas prévu un si grand nombre d'Italiens. Chaque étape posait un problème.
Mais ce cortège abritait une intrigue amoureuse. Concini avait fait la connaissance de Leonora. Sur elle il avait posé un regard lucide. Pourquoi ne pas capter la confiance de la future reine de France au travers de sa favorite ? Pourquoi ne pas séduire cette fille de trente-deux ans à qui personne n'avait jamais fait la cour? Depuis qu'elle s'était vue, pour la première fois dans une glace, elle avait renoncé à l'amour. Et maintenant, ce gentilhomme si bien tourné, aux yeux si doux, au si joli visage, semblait là remarquer.
Elle cacha son trouble jusqu'à Avignon. Concino précipita les choses en contractant une maladie peut-être feinte. Leonora le soigna et laissa tout apparaître. Voilà qui était fait, elle l'aimait à la passion. La reine s'indigna, tenta de lui ouvrir les yeux. En vain.
Le voyage avait repris. Concini, guéri se campait ouvertement comme le greluchon de Leonora qui le comblait de cadeaux et d'argent. Au doucereux Concini, il ne manquait plus que d'emporter l'assentiment de Marie. Leonora supplia, parla de son amour pour Concino avec une émotion qui finit par frapper Marie. Elle accepta de recevoir le bellâtre, fut, après tant d'autres, séduite. Elle était le contraire d'une femme énergique. Quand Leonora l'implora d'autoriser leurs fiançailles, elle consentit.

Débarquement de Marie de Médicis
La reine Marie toucha terre à Marseille le 9 novembre 1600. En 1621, elle commandait à Rubens vingt et une toiles glorifiant son règne. « Le débarquement de Marie de Médicis ». (Louvre.)

C'est à Lyon que Henri IV devait rencontrer Marie. L'accueil fut grandiose. Le Béarnais avait alors quarante-sept ans. Impossible de trouver de la jeunesse à ce barbon poivre et sel. Il embrassa Marie de tous les côtés. Il voulut voir Leonora, l'embrassa sur les joues. D'autres Italiens marquants passèrent devant Leurs Majestés. On croyait la présentation achevée lorsqu'un jeune seigneur s'avança, prétendant faire la révérence. Roger de Bellegarde, le Grand Ecuyer, lui demanda son nom : « Concino de Concini », dit-il.
— Vous n'êtes point porté sur ma liste, déclara le Grand Ecuyer.
Et il écarta l'inconnu avec dédain.
Cette nuit-là, l'impatient Henri IV ne voulut pas attendre une nouvelle célébration du mariage. Il dit que l'union par procuration lui suffisait. Il congédia toute l'assistance et « se retira avec sa femme ». D'ailleurs, celle-ci ne paraît pas s'en être offensée. Cependant, Tallemant de Reaux — cette mauvaise langue — rapporte que la nouvelle reine, « quelque bien garnie qu'elle fût d'essences de son pays, se trouva fort incommodée par l'odeur que dégageait le roi »
Un autre mémorialiste n'hésite pas à déclarer :
« Il puait tellement que la reine se trouva mal »
C'est au cours de cette nuit que fut conçu Louis XIII.

Le chantage victorieux de Leonora

Les premières discussions éclatèrent dès le lendemain. Henri IV ne voulait pas nommer Leonora dame d'atour. Il refusait catégoriquement le mariage avec Concini. Si Leonora voulait rester en France, elle devait épouser un Français. La molle Marie de Médicis se montra fort alarmée. Voulait-on la priver de sa plus chère amie ? Elle se promit de tout faire pour empêcher une décision si funeste. Quant à Henri IV, il quitta Marie et courut faire un autre enfant à sa maîtresse : Henriette d'Entragues marquise de Verneuil.
Quand elle arriva au Louvre, Marie pleura : elle trouvait le cadre affligeant. Elle pleura plus encore quand elle apprit que Henri IV avait signé un engagement écrit d'épouser Henriette d'Entragues. Mais Leonora pleurait aussi : elle n'était pas dame d'atour et elle n'avait pas épousé Concini. Elle plongea dans des transports hystériques qui épouvantèrent sa maîtresse. Marie courut intervenir auprès de Henri IV. Elle poussa des « cris affreux ». Ce fut leur première scène conjugale.
Le lendemain, le roi convoqua Léonora et lui proposa un marché : il l'autorisait à épouser Concini et même il la doterait. En contrepartie, le ménage quitterait la France aussitôt après ses noces.
La Galigaï avait demandé à réfléchir. Elle avait un plan. A quelque temps de là, Henriette d'Entragues eut la surprise de recevoir une visite de Léonora. Celle-ci dévoila ses batteries : la reine était enceinte; bientôt elle serait mère du Dauphin, il faudrait compter avec elle. Si jamais le roi venait à manquer — et chacun savait que des assassins le menaçaient sans cesse — Marie serait régente. L'intérêt de Henriette était de se trouver bien avec elle. Or, elle, Léonora Galigaï, elle gouvernait la reine. Elle saurait se montrer reconnaissante si Henriette l'aidait à désarmer la mauvaise volonté du roi.
Nul doute que Henriette n'ait été aussitôt convaincue. Elle se garda bien de le laisser paraître. Ces femmes jouaient serré et à égalité. Elle répondit évasivement. Léonora avança un nouveau pion : elle envoya Concini à la marquise de Verneuil. Il déploya toutes ses qualités d'enjôleur. Que se passa-t-il entre eux ? Le certain, c'est que Concini réussit là où Léonora avait échoué. Henriette accepta d'intervenir auprès de Henri IV.
Le résultat fut immédiat. L'ex-Isabelle fut officiellement présenté à Henri le Grand. Celui-ci offrit ses excuses et dit à Concini « qu'il le connaissait mal ». On célébra le mariage à Saint-Germain. Désormais, Léonora résidait au Louvre dans un appartement magnifique : trois pièces situées au-dessus de la chambre de la reine. Le ménage avait été richement doté par la reine. Bien plus, Henri IV attachait Concini à sa personne en qualité de premier maître d'hôtel de la reine. La Galigaï recevait le titre tant convoité de dame d'atour.
La cour, étonnée, assistait au triomphe de Léonora : Concini, gueux affamé, était devenu l'un des principaux seigneurs de l'entourage royal.

Faveur éclatante, mais faveur apparente

A la cour de France, si la première dame demeurait incontestablement la reine Marie, la seconde se nommait Léonora Concini. Pas un courtisan qui ne le sût. Pour franchir la porte de la reine, il fallait être dans les bonnes grâces de la dame d'atour. Bientôt, Léonora elle-même eut une cour.
Pourtant, elle n'était pas heureuse. Ses effroyables crises la tourmentaient toujours. Pour la soigner, on égorgeait sur sa tête un pigeon vivant. Ou bien, elle tétait une nourrice. Seul un médecin juif portugais, Elian de Montalto, parvenait à la soulager. Malgré les rigueurs des lois contre les Juifs, Léonora le cachait auprès d'elle, au Louvre même.
Chaque soir, Léonora descendait auprès de la reine. Avant le coucher de Marie, les deux femmes avaient de longs entretiens. C'était l'heure où Léonora prodiguait des conseils et récoltait les profits. Les cadeaux de Marie de Médicis à sa favorite furent immenses. A Henri IV, elle réclamait sans cesse de nouveaux biens, et plus d'argent. Une part énorme allait à Léonora. II était connu que pour obtenir quelque chose, il fallait s'adresser à Mme Concini. Pour intervenir, elle obtenait de considérables pots-de-vin. Concini vivait maintenant dans le luxe. Léonora préférait rester dans l'ombre. C'était son destin : tisser sa toile et laisser l'éclat aux autres.
Le roi ? Le roi n'aimait pas plus les Concini qu'avant. A l'ancien tenancier de tripot, il réservait un parfait mépris. Il n'en devait pas moins compter avec les incessantes interventions de sa femme, sans oublier les recommandations de Henriette d'Entragues. C'est ainsi que Concini fut nommé par Henri IV Premier Ecuyer de la reine. Il avait droit, désormais, en vertu de ses nouvelles fonctions, de pénétrer à cheval ou en carrosse dans la cour du Louvre, privilège réservé aux princes du sang.
Faveur éclatante, mais faveur apparente. Henri IV s'était mis à détester Léonora. Il avait conscience de la toute-puissance de la naine auprès de sa femme. Qu'il dût, lui, le roi de France, compter avec cette moricaude, cela le consternait. Il en était venu à parler ouvertement de jeter les Concini hors du royaume. En colère, il le dit un jour à la reine. Marie cria plus fort que lui :
— S'ils partent, je partirai avec eux!
Il fit retraite. Marie crut la partie gagnée. Elle avait tort. Au fond de lui-même, l'hostilité du roi pour Conchine — comme il disait — et sa femme ne faisait que grandir. D'autant plus qu'il devait dissimuler. En 1608, il n'en accepta pas moins d'être parrain, avec la princesse de Condé pour marraine, de la fille qui naquit au ménage Concini. Après avoir disposé d'une modeste maison près du Louvre, le couple avait acheté un hôtel rue de Tournon, pour quatorze mille écus, et un château en Brie (Lesigny) où ils avaient dépensé cent mille écus.
Ce fut le temps où, folle de jalousie, Henriette d'Entragues alla jusqu'à comploter contre le roi. Son père fut condamné à mort, puis gracié. Henri, toujours amoureux, lui pardonna. Du coup, ce fut la jalousie de Marie de Médicis qui se déchaîna. Elle gifla le Béarnais. Rosny, le futur duc de Sully, les trouva en pleine querelle. Il les chapitra. Tout rentrerait dans l'ordre si on éloignait ceux qui apportaient la discorde :
— Renvoyez les Concini en Italie et Henriette d'Entragues et les siens au Canada.

A qui profiterait le crime ? aux Concini

A la moindre occasion, maintenant, Henri parlait de faire repasser les monts aux Concini. Pour eux, c'était une perpétuelle épée de Damoclès. Le roi jurait qu'il ne donnerait plus un écu à la reine, « parce que cet argent irait tout droit dans la poche de Conchine ». Mais il avait peur des colères de Marie. Et l'or continuait de pleuvoir dans la caisse de Marie de Médicis... d'où il passait dans celle des Concini. Un jour, le roi visita la maison de l'ancien croupier. Stupéfait, il découvrit un palais sans rival à Paris, un luxe prodigieux, une argenterie dont lui-même ne possédait pas le quart, une galerie de tableaux qu'un prince envierait. Il ne put masquer son étonnement. Concini s'inclina jusqu'à terre :
— Il n'y a là que les dons de Votre Majesté.
Henri ne répondit pas. Comme tout cela était curieux ! Vraiment, il ne se souvenait pas d'avoir été si généreux. Mais il ne dit rien. Cette indulgence allait peut-être lui coûter la vie.
Ils voyaient clair, les Concini. Que Henri IV se prît un jour d'un sursaut d'énergie, que réellement il leur fît « repasser les monts », et tout était fini.
Philippe Erlanger, de la façon la plus brillante et avec l'art le plus convaincant, a démontré que la mort de Henri IV était le résultat d'une coalition ; celle de gens qui avaient tout à redouter si le roi restait vivant ! (1)
Quels gens? Le duc d'Epernon entrait peu à peu en disgrâce. Henriette d'Entragues, maîtresse délaissée parce que Henri IV, à cinquante-sept ans, était tombé amoureux de la petite Charlotte de Montmorency, qui en avait quinze. Charlotte du Tillet, maîtresse du duc d'Epernon. Et les Concini.
Pour les Concini. on manque d'une preuve décisive. Mais il faut chercher à qui un crime profite. Personne n'avait plus à gagner que les Concini à la mort de Henri IV.
Le troublant reste l'affaire du sacre de Marie de Médicis. On remarque, à partir d'une certaine date, que Marie n'a cessé de réclamer de son époux d'être sacrée. Assurément, ce sacre devait renforcer son autorité si Henri IV passait de vie à trépas. Or, c'est Léonora qui a conseillé à Marie d'exiger ce sacre. C'est elle qui n'a cessé de lui conseiller de tenir bon.
Le plus étonnant, le plus bouleversant, c'est que Henri IV lui-même a su que ce sacre de Marie représentait pour lui une terrible menace. Il a dit à Sully :
— Ah! maudit sacre, tu seras cause de ma mort!
Et il a ajouté :
— Mon ami, je ne veux pas vous celer qu'on m'a dit que je serai tué à la première magnificence que je ferai et que je mourrai en carrosse.
Alors, Sully bouleversé :
— Mon Dieu! Voulez-vous que j'envoie tout à l'heure à Notre-Dame et à Saint-Denis faire tout cesser et renvoyer les ouvriers ?
— Je veux bien, mais que dira ma femme ?

Couronnement de Marie de Médicis
Couronnée le 13 mai 1610 (esquisse de Rubens, Pinacothèque de Munich) la reine Marie de Médicis devînt veuve le lendemain. Régente, elle allait combler d'honneur et d'argent Concino Concini.

Sully devait auprès de Marie plaider trois jours. Chaque jour, il croyait avoir gagné du terrain. Mais, après son départ, Léonora se glissait auprès de Marie et l'incitait à résister. Henri perdit cette suprême bataille contre « l'hystérique aux yeux de braise ! » Il capitula. C'était aussi le temps où Henri IV préparait la guerre qui devait libérer la France de l'étau espagnol et autrichien. Il réunissait une énorme armée — deux cent trente mille hommes — massée aux frontières. Mais le roi d'Espagne ne se montrait pas autrement ému. On eût dit qu'il attendait quelque chose. Or, Marie de Médicis affichait ouvertement ses sympathies pour l'Espagne. Des informations sur tout ce qui se disait au Conseil des ministres à Paris partaient régulièrement pour Madrid. C'est Marie qui l'avait voulu. Les agents d'exécution n'étaient autres que les Concini.
Le 13 mai 1610, Marie fut sacrée à Saint-Denis, dans cette apothéose immortalisée par Rubens.
Le lendemain, un géant roux vêtu de vert arrivait à Paris. Il s'appelait Ravaillac.

Maîtres du royaume

Henri IV était mort. Le Parlement avait, contrairement au désir de Henri IV, proclamé Marie reine régente. Le petit Louis XIII et Marie étaient venus au Parlement. Cependant que les magistrats confirmaient l'arrêt, on entendit s'élever une voix étrangère :
— Il est temps de faire descendre la reine !
C'était la voix de Concini.
— Il ne vous appartient pas de parler ici! s'écria le premier président indigné.
Concini ne s'émut pas. Il savait que tout avait changé en France. De fait, Sully s'humiliait devant les Concini. Il leur proposait alliance et amitié. Avec hauteur, Léonora répondit que c'était lui qui avait besoin de leur assistance, et pas eux.
L'incroyable était arrivé : les Concini étaient maîtres du royaume.
Chaque jour, pendant deux heures, Léonora dictait sa conduite à Marie de Médicis. Plus rien ne se faisait en France sans que les Concini aient formulé leur avis. On croit rêver quand on dénombre les faveurs que, par un privilège sans exemple, l'aventurier obtint en peu d'années. Il fut premier gentilhomme de la Chambre, lieutenant général de Péronne, Roye et Montdidier. Ses coffres regorgeaient d'or. Il achetait le marquisat d'Ancre, en Picardie. On le vit gouverneur d'Amiens. Enfin — c'est le comble pour un homme qui n'avait jamais vu un champ de bataille — maréchal de France !
On se devait d'appeler l'ex-Conchine Monseigneur et Excellence. Un peuple de domestiques portaient sa livrée. On savait en France que pour gagner un procès, pour obtenir une décision royale, il n'était pas mauvais de songer d'abord à rémunérer les services du maréchal d'Ancre. Concini remplissait les fonctions de Premier ministre, siégeait au Conseil, faisait et défaisait les alliances.
On a discuté parfois quant aux conséquences de ce règne extravagant. Certains historiens ont affirmé que finalement Concini ne servit pas trop mal la France. Il l'a servie, en effet, mais avec un correctif qu'a fort bien exprimé Richelieu : « II avait pour principal but d'élever sa fortune aux plus hautes dignités où puisse venir un gentilhomme, pour second désir, la grandeur du roi et de l'État. »
Que l'un et l'autre s'associent, en fait, Conchine n'y voyait pas trop d'inconvénients. En tout cas, on ne pourra jamais oublier — c'est sa principale justification aux yeux de la postérité — que Concini sut distinguer un jour un petit évêque et discerner en lui des facultés politiques peu communes. Cet évêque s'appelait Richelieu. « Quand ce ne serait pour avoir enfanté Richelieu, a dit Jacques Bainville, Concini ne devrait pas passer pour un si mauvais homme. Son sort fut d'aimer l'argent autant que le pouvoir et, par là, de se rendre impopulaire. »
Impopulaire, ô combien! Sous les impôts, les Français devenaient exsangues; Nul n'ignorait qu'une grande part de cet argent dont on les pressurait ne servait qu'à enrichir Monseigneur le maréchal d'Ancre, Le Parlement présenta des remontrances.
Pour obtenir le renvoi des Concini, les grands du royaume voulurent prendre les armes. Bouillon, Longueville, Mayenne et Condé quittèrent Paris. Le prince de Condé, cousin du roi, publia un manifeste accusant le gouvernement de Marie de Médicis, entre autres fautes, de couvrir d'honneurs le maréchal d'Ancre et ses créatures. Concini offrit aux rebelles quantité de places fortes, de gouvernements et d'argent. Paradoxalement, cet affrontement le grandit encore. Il devint lieutenant général de la Normandie. Au Conseil, ne siégeaient plus que ses créatures. Conscient de sa force, il se paya le plaisir de faire arrêter son ennemi Condé. Et de le faire conduire à la Bastille. Nul ne protesta. La France était à sa merci.
Et Léonora? Certes, elle participait à cette curée. Mais, sourdement, l'angoisse se levait en son cœur. Inconsciemment elle sentait que ce triomphe était allé trop loin. Elle en vint à se demander si l'heure n'avait pas sonné de regagner l'Italie en emportant leur fabuleux butin.
Quand elle en parla à son mari, il se cabra. Son ambition était devenue insatiable. Il en voulait à sa femme de se présenter comme un frein. Elle revint à la charge. Il la couvrit d'injures. Ils se jetèrent l'un sur l'autre, comme des chiffonniers. Après quoi, ils cessèrent de vivre comme des époux.
Malgré tout, elle lui restait asservie. Elle continuait auprès de Marie, de servir sa gloire. Quand Concini battit l'armée des princes, il put croire, décidément, que plus rien ne lui serait refusé. C'était compter sans le roi.

Le roi chaque jour humilié

Voilà l'erreur essentielle du ménage Concini : avoir négligé le jeune roi. N'en avoir pas tenu compte dans leurs plans et calculs.
C'est que le fils de Henri IV avait grandi. Il était devenu adolescent. Les Concini ne s'en apercevaient pas. On le traitait comme une quantité négligeable. On oubliait qu'il avait quinze ans. Un jour, il s'était présenté au Conseil. Sa mère avait levé la tête, lui avait montré la porte :
— Mon fils, allez vous ébattre ailleurs !
Louis avait baissé la tête et il était sorti. Mais il ne pouvait oublier. Lorsque sa mère avait parlé, Concini se trouvait près d'elle, Concini qui le regardait. Concini dont on chuchotait à la cour qu'il avait peut-être facilité la mort du roi Henri. Concini dont certains disaient aussi qu'il était l'amant de la reine. Bruit qui n'a jamais été prouvé, mais que Concini, avec une provocante fatuité, avait tout fait pour accréditer. Ainsi, un jour, en sortant de la chambre royale, avait-il ostensiblement renoué ses chausses.
Elles cernaient littéralement le jeune Louis, ces rumeurs. Louis XIII devenant roi, c'est Hamlet à la cour de France. Hamlet subissant de quotidiennes humiliations. Hamlet à la mémoire implacable.
Un jour, le roi parlait avec des amis dans sa chambre. La chambre de Léonora se trouvait au-dessous. Elle avait une migraine. Elle osa lui faire dire de faire moins de bruit. Louis XIII devint livide :
— Si sa chambre est exposée au bruit, Paris est bien assez grand pour que la maréchale en trouve une autre !
Un jour, Marie de Médicis refusa mille écus à son fils. Concini se rendit chez lui. Il dit qu'il était bien fâché « que la reine ne lui ait pas donné cet argent ». Il lui offrit sa bourse. Le jeune Louis XIII rougit. D'un air digne, il refusa. Concini voulut insister. D'une voix tremblante, Louis lui en ôta l'envie. Comme un homme qui ne comprend pas, le maréchal prit congé et s'en fut.
Louis XIII venait de subir un affront de plus.
Les grands se rebellèrent de nouveau. Ils appelèrent le peuple aux armes. Concini dressa cinquante potences dans Paris. Il mit la capitale en état de siège, déclara la délation devoir d'État et lança les troupes royales contre les princes révoltés.
Qu'allait devenir le royaume? C'était désormais l'angoisse du jeune Louis XIII. Il était le roi et se sentait pénétré de ses devoirs à l'égard du royaume. Ce royaume, les Concini le mettaient à l'encan. Ne devait-il pas, lui, Louis XIII, sauver le royaume en le délivrant des Concini?
Le 15 avril 1617, Louis XIII allait recevoir une lettre non signée. Qui l'avait écrite ? Il semble bien que ce soit Sully, le meilleur ami de Henri IV, naturellement renvoyé par Marie de Médicis. Cette lettre en forme de réquisitoire, fustigeait « l'excessive et inouïe élévation d'une maraude étrangère », les aventuriers parvenus « après bien de turpitude et de vilenie ». « Néanmoins, poursuivait la lettre, (...) il ne leur manque plus, pour se voir en réelle possession de la royauté, que le titre et le nomd'icelle; à quoi ils sont aspirants par degré, puisque l'espérance, non plus que l'apparence, ne leur dénie point absolument le succès (...) »
Cette lettre, il est probable que Louis la montra à Luynes. Luynes, son meilleur ami. Un petit gentilhomme des environs d'Aix. II avait vingt-trois ans de plus que le roi, et faisait partie des services de la fauconnerie royale. Louis raffolait de chasse. C'est en parlant d'oiseaux que l'amitié naquit entre le roi et Luynes. Une amitié profonde, confiante, de part et d'autre.

Et s'il se défend? qu'on le tue!

Comment Louis XIII n'eût-il pas évoqué ses angoisses devant Luynes? Comment n'eût-il pas exprimé son rêve : se délivrer des Concini. Luynes a approuvé. Peu à peu un complot prend forme. On fera arrêter Concini et on le jugera. Chez le roi, Luynes a conduit des amis sûrs : Louis Tronson, un homme de loi, le Dauphinois Guichard Dégéant, le baron de Modène, cousin des Luynes. On décide que Concini sera arrêté au Louvre. Au Louvre seulement Concini entre presque seul, sans oser se faire accompagner par sa garde. Une question :
— Et s'il résiste ?
C'est Dégéant qui a répondu, brutalement :
— Le tuer.
L'adolescent royal tremble de scrupules. Toute sa vie il tremblera. Il n'en agira pas moins et cela fait sa grandeur. Luynes, véhément, lui rappelle toutes les exactions de Concini, toutes les humiliations que le roi a subies du fait de l'aventurier. Louis ne répond rien. Luynes et les autres interprètent ce silence comme un acquiescement. On s'en va trouver M. de Mesme, lieutenant civil. Il veut bien arrêter le maréchal d'Ancre, mais se refuse à le tuer. C'est le baron de Vitry, capitaine des gardes du corps, qui accepte de faire passer Concini de vie à trépas. A une condition : que le roi le lui commande lui-même. On le conduit chez Louis XIII.
— Sire, demande-t-il, si le maréchal se défend, que veut Sa Majesté que je fasse?
Guichard Dégéant répond pour lui :
— Le roi entend qu'on le tue.

Arrestation de Concini
Arrestation, assassinat et supplice du maréchal d'Ancre, d'après une estampe allemande. Le 24 avril 1617, plusieurs gentilshommes du roi assassinent Concini dans la cour du Louvre. Son cadavre dépouillé, la populace s'en empara et mutila le corps horriblement.

Les yeux de Louis XIII se sont fermés. Puis rouverts. Rien d'autre. Vitry s'incline.
— Sire, j'exécuterai vos commandements.
Dieu soit loué! me voilà roi!
L'affaire avait été fixée au dimanche 23 avril. D'un tel complot, il échappe toujours quelque chose. Des bruits parviennent aux oreilles de Concini, qui se moque :
— Luynes a pensé de toutes choses ; mais il y a si loin de lui à moi que nous n'avons pas sujet de prendre des mesures.
Et il vient, le dimanche. Il fait un temps gris. Voici le maréchal qui arrive au Louvre. On lui ouvre la grande porte. Il est vêtu de velours gris, « à grandes bandes de Milan ». Aux pieds, des galoches : il a beaucoup plu, les rues ne sont que bourbiers. Avant le pont-levis, entre la grande porte de Bourbon et la porte de Philippe-Auguste, voici le Pont Dormant. Concini s'y engage. Il tient à la main une lettre, tout en marchant il la lit. Autour de lui, plusieurs gentilshommes de sa suite. Vitry attend. Il est prêt. Prêt à tuer. Mais, au milieu de cette petite foule, il ne reconnaît pas Concini. Il s'affole. Il crie :
— Où est M. le Maréchal?
— Le voilà qui lit une lettre.
Vitry s'avance vers Concini, le prend par le bras.
— Monsieur, le roi m'a commandé de me saisir de vous.
Le maréchal s'arrête sur place, stupéfait :
— A mé?
— Oui, à vous.
Derrière Vitry, les conjurés. Un bloc de haine et de volonté. Ils ont entendu le « A mé » du maréchal. Une simple question, mais les autres y voient un appel au secours. Enfin, c'est ce qu'ils veulent comprendre. Malencontreusement, Concini a mis la main sur la garde de son épée. Voilà un homme dangereux : il faut l'abattre ! Alors, des coups de feu. Cinq. Le maréchal, tout sanglant, s'écroule sur le pont, le dos à la balustrade. Il est atteint entre les deux yeux, à la joue, à la gorge. Son visage ne forme plus qu'une horrible bouillie écarlate.
— Tue ! Tue !
Les conjurés lardent le corps déjà sans vie de coups d'épée. Vitry hurle :
— Vive le roi !
Quelques instants plus tard, Louis XIII se présentera à sa fenêtre. Il criera à Vitry :
— Grand merci, grand merci à vous ! A cette heure, je suis roi!
Il ouvrira la porte donnant sur la cour, il criera :
— Aux armes ! Aux armes ! Compagnons !
Il répétera sans cesse :
— Dieu soit loué ! Me voilà roi ! Qu'on m'aille quérir les vieux serviteurs du feu roi mon père et anciens conseillers de mon Conseil d'État. C'est par le conseil de ceux-là que je veux gouverner.
Le fils paradoxal du Béarnais venait de réussir sa première victoire.

Le cri de Léonora

Marie vient d'apprendre la mort du favori. D'abord, elle est restée saisie. Puis la panique monte. Elle court autour de la pièce, elle frappe ses mains l'une contre l'autre, se griffe le visage. On l'entend gémir :
— Poveretta di me !
Un gentilhomme, M. de La Place, lui demande comment il faut prévenir Léonora. Elle crie :
— J'ai bien autre chose à penser. Si on ne veut pas lui dire la nouvelle, qu'on la lui chante !
Elle a compris que la chute et la mort de Concini signifiaient la fin de son propre pouvoir. Elle est là, face à cette déchéance. Elle se sent perdue. Et désespérée. L'heure n'est plus de penser à quiconque si ce n'est à elle-même.
M. de La Place, de sa propre initiative, va prévenir Léonora. Il est debout devant elle, il a délivré son terrible message. Pas une larme, pas un cri de douleur n'ont échappé à Léonora. Elle reste ainsi, glacée, les lèvres serrées, avec, dans le regard, une intense méditation. Un seul recours, celui auquel elle a tant fait appel : Marie. Il n'est pas une minute à perdre. Léonora envoie M. de La Place solliciter une entrevue.
Il tombe mal. Il trouve Marie littéralement hors d'elle. Elle a demandé par trois fois à son fils d'être reçue par lui. Trois fois, il a refusé. Qui la sauvera d'une irrémédiable perte ? De cette perte elle accuse Léonora.
— J'ai assez à faire de moi-même ! Qu'on ne parle pas de ces gens-là ! Je lui avais bien dit depuis longtemps qu'ils devaient être rentrés en Italie.

Arrestation de Leonora
Arrestation de la maréchale d'Ancre. Accusée implicitement de sorcellerie, condamnée à mort et à la confiscation de ses immenses biens, elle mourut courageusement le 8 juillet 1617.

Léonora comprend que son dernier recours a disparu. Jamais plus la reine ne l'aidera. Alors, elle se met à hurler, longuement. Un cri qui perce les murailles. Ses membres se convulsent, elle est secouée de hoquets, de sanglots, de soubresauts. Elle sombre dans une crise d'hystérie. Elle en sort, brisée. Soudain, elle se relève, frénétique. Elle court rassembler ses bijoux, ses sacs d'or. Elle porte le tout sous son matelas. Elle se déshabille et se couche sur son trésor.
Dans l'entrée, un grand fracas. Bousculée, la porte. Ce sont les gardes qui entrent, qui l'entourent. Elle feint d'être à l'agonie. On l'oblige à se lever. Elle se cramponne aux bois. Elle hurle des injures. Il faut la jeter à terre, la maîtriser. Sous bonne garde, on la mènera dans une chambre haute du Louvre. Après l'arrestation, les gardes mettront au pillage la chambre magnifique.
La reine sera exilée à Blois. Le roi la verra partir de la fenêtre de sa chambre. Sans montrer la moindre émotion.
On a enterré Concini sous les orgues de Saint-Germain-l'Auxerrois. Le lendemain, le peuple envahit l'église, déterre le cadavre, le traîne au Pont-Neuf. On lui crève les yeux, on lui coupe le nez, les oreilles, les bras. Le dépeçage sera complet. Chaque quartier de la ville recevra un fragment de Conchine.

Accusée de sorcellerie

Maintenant, c'est Luynes qui règne. Il a un but : obtenir la mort de la Galigaï. Parce qu'il veut que le roi lui attribue non seulement les fonctions, mais les biens immenses des Concini.
Donc, on fera un procès à la veuve de Concini. Sur le plan politique, la chose peut se révéler pleine de risques. Car Léonora, nécessairement, se défendra. Son procès pourra se muer en celui de Marie de Médicis. Le roi ne le veut pas.
Donc, on accusera la Galigaï de sorcellerie.
En fait, Georges Mongrédien, dans une remarquable étude, a montré que Léonora ne s'est jamais livrée à la sorcellerie (2). Si les soins qu'on lui donnait pouvaient paraître avoir une allure magique, c'est parce que la médecine abritait justement son ignorance derrière l'hermétisme.
La Galigaï, elle, a compris. Elle sait, elle sait à n'en pas douter qu'on veut lui prendre son immense fortune et que l'on exigera sa tête. Ce que l'on doit bien constater, c'est que, dès qu'elle en est persuadée, elle va faire face.
Dès le 4 mai, on la transfère du Louvre à la Bastille. Le 9, Louis XIII signe les lettres patentes ordonnant l'ouverture du procès. Le 11, on la conduit de la Bastille à la Conciergerie.
Pendant le transport, elle offre deux cent mille ducats au capitaine des gardes s'il la fait évader. Échec. On l'enferme dans une petite cellule avec deux archers de la garde écossaise et son apothicaire. Là, elle attendra d'être jugée. La voici devant les magistrats. Elle subit l'épreuve avec beaucoup de hauteur, d'intelligence. Quand on lui demande si elle a su que l'on voulait tuer Henri IV, elle fond en larmes. Quand le président veut la convaincre d'avoir été au sabbat, elle proteste :
— Je jure devant Dieu que je n'ai jamais ouï parler de sorciers et de sorcières. Et pourquoi serais-je venue en France pour accomplir ces méchancetés-là ?
Elle jure qu'elle est bonne catholique, qu'elle n'a jamais été possédée du démon. On lui reproche sa fortune :
— Je n'ai rien. On dit que j'ai des trésors, et il est vrai que la reine m'a fait des présents ; on les veut avoir. Ils ont pris mes pierreries, et les plus belles sont à la reine. Depuis trente ou trente-trois ans de services, je n'ai qu'Ancre et Lésigny ! Si mon mari a fait quelques fautes, je n'en puis mais !

D'un seul coup d'épée

Quand son interrogatoire s'achève, elle éclate en sanglots :
— Je vous supplie ! Que je puisse retourner servir la reine avec la bonne grâce de tout le monde ! Que l'on aie pitié de moi ! Ah ! Je suis misérable !
C'en est fait. Les juges ont délibéré. Ils rapportent leur sentence. Maintenant, elle est à genoux, dans la chapelle de la Conciergerie. Le président de Verdun lit la sentence. Et c'est la mort qui est prononcée. Léonora pousse un cri aigu :
— Oimé, poveretta!
Déjà, on lui lie les mains. On lui apporte un peu de pain et de vin. Un docteur de Sorbonne, Le Clerc, lui donne l'absolution. Elle monte dans la charrette. Elle roule, la charrette. Elle roule sans avancer au milieu de la cohue qui l'injurie. Elle se tait, très digne. Seulement quand quelqu'un crie : « Ah ! la vilaine ! Elle est huguenote, elle n'a point de croix! », elle élève sa croix, après l'avoir baisée. Elle monte sans faiblesse sur l'échafaud. Elle pardonne au bourreau, lui demande s'il en aura vite fini :
— Oui, oui, Madame, recommandez-vous bien à Dieu.
A haute voix, elle dit qu'elle pardonne au roi, à la reine, à tout le peuple :
— On me veut du mal et ils ont fait du mal à mon mari. Ah! je les prie tous de me donner chacun un Ave Maria.
On échancre son col. Elle prie avec les docteurs. On lui bande les yeux. Le bourreau lève son épée. C'est un « vent d'acier ». La tête est tranchée d'un seul coup. Ensuite, le bourreau jette le corps de la Galigaï dans le brasier qui flambe.

Arrestation de Leonora
Exécution de Léonora

La maréchale d'Ancre est morte courageusement. Tous les contemporains l'affirment. Richelieu saluera ce courage « aussi constant et ferme comme si la mort lui eût été une récompense agréable et que la vie lui eût tenu lieu d'un supplice cruel. Le cœur le plus envenimé ne put se tenir de fondre en larmes; de sorte qu'il est vrai de dire qu'elle fut autant regrettée à sa mort qu'elle avait été enviée durant sa vie. La seule vérité m'oblige à faire cette remarque, et non aucun désir de favoriser cette femme aussi malheureuse qu'innocente ». En cela, Richelieu paiera sa dette à ces Concini qui l'avaient tiré de l'obscurité.
Innocente, sûrement pas. Mais ceux qui avaient voulu sa mort et allaient s'enrichir de ses dépouilles ne l'étaient pas davantage. Juste avant qu'elle meure, un magistrat l'avait adjurée d'avouer par quel pouvoir mystérieux elle s'était emparée de l'esprit de la reine. Sa réponse vaut d'être méditée :
— Par le pouvoir qu'une femme habile et résolue exerce sur une balourde.

Alain Decaux


(1) Philippe Erlanger : L'Étrange Mort de Henri IV (Amiot-Dumont, 1957). (Retour)
(2) Georges Mongrédien : Léonora Galigaï. Un procès de sorcellerie sous Louis XIII. (Hachette, 1968). Retour


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