Les dessous d'une époque où le roi pouvait tranquillement assassiner ses rivaux
par PIERRE DUHAMEL
Un article de Historama N°291, février 1976
Henri Ier, dit "le Balafré", troisième duc de Guise, fut assassiné à Blois en 1588, sur l'ordre du roi Henri III qui l'avait habilement attiré dans un traquenard. On connaît cette scène atroce, popularisée par l'image, Guise frappé de vingt coups d'épée et de dague, expirant sous les yeux du souverain qui avait voulu se débarrasser d'un rival dangereux. Cette histoire est fort bien racontée par Philippe Duhamel, dans le premier chapitre d'un ouvrage publié à la Librairie Académique Perrin sous le titre Henri de Guise, le roi de Paris Le duc était très populaire. Il était né en 1550, avait combattu à Jarnac et à Moncontour contre les protestants, avait été l'un des instigateurs du massacre de la Saint-Barthélemy, puis, victorieux et blessé au visage à Dormans en 1575, il était devenu chef de la Ligue l'année suivante. C 'est alors qu'il profita de sa popularité à Paris, du discrédit dans lequel était tombé Henri III, et des problèmes que posait la succession, pour prétendre au trône. Après sa victoire d'Auneau sur les protestants en 1587, il entra triomphalement dans la capitale du royaume malgré l'interdiction royale. Après la "Journée des Barricades" il parut grand favori pour la couronne. Mais il était tombé amoureux d'une des créatures de Catherine de Médicis, Charlotte de Sauve, et, attiré à Blois par elle, il tomba sous les coups des fameux "Quarante-cinq" immortalisés par le roman d'Alexandre Dumas. Son frère, Louis II de Guise, cardinal de Lorraine, fut assassiné le lendemain de la mort du Balafré.
Assassinat du duc d'Orleans, rue Barbette a Paris (Bibl Nat)
Passons à la "petite histoire". Comment vivait-on à Paris en ces périodes de troubles, au milieu de ces guerres de religion qui n'en finissaient pas ? C'est ce que nous explique Pierre Duhamel dans le récit qu'on va lire.
Notre époque n'ayant pas, malgré quelques essais plus ou moins réussis, la grande virtuosité du XVIe siècle à dénouer les crises politiques par l'assassinat, nous pouvons nous effarer de cette scène où le premier personnage de l'Etat exécute froidement le deuxième.
En fait, dans les jours qui suivirent l'exécution d'Henri de Guise et de son frère, les Français ne s'étonnèrent pas tant de la méthode employée que de l'audace apportée par le roi dans cette affaire.
L'assassinat, ils en avaient l'habitude. Depuis bientôt trente ans - l'essentiel de la vie d'un homme - ils vivaient en le côtoyant, en l'admettant, en le souhaitant souvent.
D'autres époques, toutes les époques, pourrait-on dire, ont connu ces solutions sans réplique, sinon sans défaut. Bien des personnages illustres ont dû cesser définitivement d'émettre leurs opinions après un coup de poignard appliqué de main ferme.
On n'avait, jusqu'alors dans la chrétienté, jamais élevé la soustraction de l'individu à la hauteur d'un dogme, d'un conception de l'existence.
Comme en Italie, cinquante ans plus tôt, chacun cristallise l'idée qui le gêne dans un personnage et croit se débarrasser de ses soucis en effaçant l'homme qui les représente.
Un jeu de massacre
Sans doute faut-il y voir un peu l'in fluence des Médicis qui occupent le trône de France depuis que leur nièce Catherine, veuve de Henri II, s'y maintient astucieusement par l'intermédiaire de ses fils.
Encore les Italiens, pratiques et économes, ne conçoivent-ils que les meurtres utiles, bien réfléchis, qui ne sont pour eux guère plus répréhensibles qu'un coup d'échec bien amené.
Les Français vont élargir cette vision étriquée et, du jeu d'échecs, passer au jeu de massacre.
Henri de Guise, le Balafré
On peut chercher des excuses à nos ancêtres dans la certitude qu'ils ont de voir le roi, à l'encontre de nos présidents, occuper le trône sa vie durant. Il y a là de quoi s'impatienter pour des adversaires politiques convaincus.
Quand on a affaire à un roi jeune, bien portant malgré quelques bizarreries de caractère, il peut être tentant de modifier la situation par le seul moyen imaginable, la mort prématurée.
Il faut alors prévoir que le roi, lui aussi, saura se défendre par un moyen équivalent.
Reste à définir ce qui a amené deux hommes élevés dans le même luxe, dans les mêmes croyances, à s'opposer de façon aussi absolue.
Dieu, ou plutôt la religion, leur vaut en apparence ce mortel désaccord.
L'Eglise, mère abusive
Comment en est-on arrivé à ce délire? Depuis que Dame Eglise a dû se charger du fardeau des affaires du monde, il .y a bien longtemps, elle a peiné, triomphé souvent, connu des déchirements où elle a cru mourir.
Forte de sa durée, de son expérience millénaire, elle s'enracine profondément dans l'histoire de l'Occident, identifie si complètement chacune de ses fibres avec le mouvement de la chrétienté qui lui doit tout, qu'elle ne conçoit même pas qu'on puisse se sentir en dehors d'elle, la regarder de l'extérieur. Chaque homme naît en elle, y grandit et y meurt.
Elle a tout sauvé, tout construit, en un temps de chaos où les peuples se chamaillaient comme des enfants turbulents. Elle se considère comme la mère de ces nations orgueilleuses qui cherchent leurs assises définitives.
Si elle ne peut plus les ramener rudement à l'obéissance, comme au temps d'innocent III, elle leur adresse volontiers des reproches affectueux mais sans faiblesse.
Cette mère abusive veut s'occuper de tout, déterminer toute opinion, ne se sentir obligée à rien. Elle veut régner sans contrainte, entourée du plus grand respect.
Comme toute mère abusive, elle ne sait pas voir que ses enfants ont grandi et que, sans être devenus bien raisonnables, ils s'estiment tout de même capables de naviguer seuls.
Henri III, gravure anonyme du 16e
… s'est montrée faillible
Tout en gardant une solide affection pour la mère, ils là regardent avec moins d'adoration aveugle, soupirent d'agacement devant ses exigences, haussent parfois les épaules devant certaines de ses affirmations.
Il faut le faire prudemment si on ne veut pas s'attirer ses foudres. Elle punit lourdement.
Tout de même, elle a bien dû finir par concéder que la terre n'était pas plate et qu'elle tournait. Les caravelles de Colomb n'ont pas sombré dans un gouffre infini au bord de la galette Terre. Elles ont trouvé Cipango, à l'opposé du globe. Même si Colomb s'est trompé et n'a découvert que l'Amérique, l'effet est resté foudroyant. Il a infailliblement montré que l'Eglise était faillible!
Si on n'avait à lui reprocher que quelques erreurs de jugement, bien pardonnables à son âge, la dispute resterait souriante.
Une vieille coquette
Mais cette dame mûrissante s'est peu à peu révélée saisie d'un démon de plaisir qui la fait ressembler à une vieille coquette.
Elle continue à prôner la vertu, la charité, et se conduit comme une jouisseuse égoïste. Les papes, les successeurs du pêcheur Pierre, sont devenus les plus puissants souverains de l'Italie, furieusement attachés aux biens de ce monde. Ils ont oublié la prière pour la débauche, la charité pour l'avidité, la pauvreté pour le luxe.
L'art les intéresse davantage que la Parole de Dieu, et l'accroissement de leur puissance plus que les progrès de la foi.
Sans se soucier d'accorder leur attitude et leurs prétentions, ils continuent de morigéner les princes comme s'ils pouvaient encore leur donner l'exemple, ils continuent à les menacer de l'Enfer comme s'ils n'en étaient pas eux-mêmes les premiers menacés.
Ils vendent fructueusement leurs indulgences qu'on commence à trouver bien onéreuses et leurs cardinaux s'y entendent davantage en finances qu'en théologie.
Tôt ou tard, tant d'inconduite associée à tant de prétention, devront conduire les enfants excédés à secouer le joug irritant.
Certains, à la suite de Luther, ont voulu le faire totalement, niant toute autorité de cette vieille dévergondée Ils ont voulu la rupture complète, définitive, entendant prier Dieu sans passer par l'intermédiaire d'une censure périmée.
Les autres, empreints de piété filiale, se sont indignés de cette attaque contre la vieille mère et ont tenté énergiquement de ramener les dissidents dans le giron familial.
Massacre de Vassy, 1er mars 1562
Des contestataires violents
Comme il fallait s'y attendre, leurs menaces et leurs coups n'ont fait qu'attirer des réponses violentes de la part des contestataires. Depuis, on se bat.
Cependant roi et duc, Henri III et Henri de Guise, vont tous deux à la messe, se confessent avec la même ponctualité, pour des péchés différents il est vrai, qu'ils s'empressent de commettre à nouveau l'un et l'autre, dès la confession achevée.
Ils sont autant l'un que l'autre dressés contre cette nouveauté diabolique à leurs yeux, le protestantisme.
Ils s'attachent au catholicisme, religion de leurs aïeux, avec la même ostentation; le roi Henri avec plus de bigoterie, le duc Henri avec plus d'intransigeance. Ils surenchérissent l'un sur l'autre dans leurs prières, dans leur assiduité aux offices.
Même dans cette surenchère, ils deviennent rivaux.
D'où vient donc leur haine profonde, irréductible?
On est bien obligé d'en chercher la source un peu en dehors de la religion, même si la religion en a été le prétexte officiel.
Les idées neuves
Aux temps déjà anciens des premières manifestations du protestantisme en France, les rois ont voulu étouffer soigneusement ce qui apparaît comme une hérésie monstrueuse. Quelques bûchers ont fleuri dès François Ier pourtant peu suspect de fanatisme.
Ils n'ont pas empêché les idées neuves de cheminer, de séduire un nombre croissant de ceux qui regardent avec dégoût l'Eglise d'alors oublier sa mission dans les plaisirs du siècle.
Il a fallu rapidement constater qu'on n'arriverait jamais à brûler tous les croyants qui veulent se passer de prêtre pour retrouver Dieu. Il ne reste qu'à composer avec eux.
C'est du moins le point de vue qu'acquiert peu à peu celui qui est chargé de l'ensemble, celui qui a pour principal souci de maintenir la cohésion de l'Etat.
Le roi, demeuré catholique, ne peut ignorer et exécuter froidement une partie non négligeable de ses sujets.
Il y pense d'autant moins que progressivement, une fraction de la noblesse, de ses familiers, a aussi adopté la religion nouvelle, le forçant à la côtoyer, lui rappelant que les réformes ne comptent pas que des martyrs, mais aussi des gens capables de défendre leurs vies autrement que par la résignation.
Médaille à l'effigie de Catherine de Médicis
Devenus une puissance, les protestants ont droit à des égards. Les Navarres et leurs cousins Condés les conduisent.
Une famille d'irréductibles, les Guises
C'est ce que ne peuvent admettre les catholiques irréductibles, ceux à qui n'incombe pas le souci de l'Etat.
En ce moment, ils s'incarnent d'autant mieux dans la famille Guise que celle-ci a trouvé le moyen de faire concorder ses convictions religieuses avec ses aspirations politiques.
Quelle tentation de s'appuyer sur les catholiques farouches, de loin les plus nombreux, de se poser en champion de la religion traditionnelle, en face de ces souverains qui louvoient, ménagent l'adversaire, malgré une dévotion sans mesure.
Depuis longtemps, Henri de Valois et Henri de Guise ne savent plus que des motifs religieux les ont séparés. Ils savent que le royaume n'est plus assez grand pour les contenir ensemble ; ce royaume sur le point d'éclater.
Même s'il continue à vivre, si les paysans continuent à labourer quand le soldat leur en laisse le loisir, si les artisans continuent à tisser, à forger, à construire, le royaume de France semble saisi intégralement par la folie religieuse, sa passion pour ou contre la messe.
Les Français s'entretuent
Les Français ont oublié qu'ils se recommandent du même Dieu, des mêmes enseignements de l'Evangile. Ils sont prêts à s'entretuer, ils s'entretuent, pour leur façon différente de les interpréter.
Il n'est pas sûr, en fait, qu'on ne les ait pas amenés, insidieusement, à ce délire d'intransigeance.
Ils n'en sont vraiment venus à s'égorger qu'après l'arrivée des grands dans ce débat.
Les ducs, les princes, avec leurs ambitions toujours bouillonnantes, s'y entendent à monter une opinion, à chauffer les passions.
Il faut bien constater que, s'ils sont responsables de cette propagande, ils ont parfaitement réussi.
Plus un catholique qui ne soit prêt à égorger les protestants. Plus un protestant qui pense à se défendre autrement qu'en égorgeant les catholiques.
On peut généraliser la proposition. Il n'existe sans doute plus un mari lassé de sa femme qui n'envisage de l'assassiner pour recouvrer sa liberté, plus un débiteur qui ne pense à éponger ses dettes en effaçant le créancier, plus un homme injurié qui souhaite d'autre réparation que la mort de l'insolent. Il n'est pas sûr que les Français connaissent de véritables distractions en dehors de la violence, de la mort, et de la tuerie.
Ils ne s'extasient que devant le meurtre.
Au point où ils en sont arrivés, il faut des meurtres de connaisseurs, concoctés avec la délicatesse d'un alchimiste, ou joués avec la magnificence et la profusion d'un Shakespeare.
La chronique des faits divers : les duels
Il suffit de plonger dans la chronique des faits divers pour le vérifier.
Evoquons rapidement les duellistes, qu'on a élevés au titre d'étoiles sportives de leur époque.
Ils ont le mérite d'avoir inventé le meurtre sur rendez-vous, le plus élégant, sans nul doute. Les chances d'y tuer sont partagées, et on peut y faire participer ses amis.
Ils ont l'occasion d'y apprécier d'abord votre esprit, car on ne tue jamais sans s'adresser d'abord quelques phrases d'une suprême insolence. Pas de grossièretés pourtant. On s'y retrouve toujours entre égaux, entre gens qui auraient été les meilleurs amis du monde s'ils n'avaient été séparés mortellement par des motifs aussi grave qu'un sourire narquois, une porte franchie en même temps, une maîtresse commune dans la même semaine.
N'oublions la messe ! Elle oblige à tuer, qu'on soit pour ou contre elle, quelle que soit la sympathie qu'on éprouve pour celui qu'elle vous oppose.
Au total, l'important est d'arriver à la mort sans faiblesse, qu'on la donne ou qu'on la reçoive C'est pourquoi les amis se battent si volontiers avec les amis de votre adversaire.
Pour être plus sûr de mettre toutes les chances du côté de la mort, on ajoute la dague à l'épée On pourra occire des deux mains, et d'un peu plus près encore.
Quelle volupté de se trouver tout contre le corps de celui qu'on tue, quand le fer le pénètre après un choc mou, quand brusquement ses muscles s'affaissent, son regard s'envole et vous laisse un adieu plein de pensées inexprimées. On peut y lire son avenir, un avenir tellement proche !
Parfois encore plus proche qu'on ne l'avait imaginé.
Charlotte de Sauve, membre de l'escadron volant de Catherine de Médicis
La manie de tuer son prochain
Ainsi quand Livarot, un soir de mai 1581, se prend de querelle au château de Blois avec le marquis de. Meignelais (on ne sait plus pourquoi), il envoie son laquais enterrer une épée dans le sable, au bord de la Loire, là où ils doivent se rencontrer le lendemain matin. Et, le lendemain, à l'heure dite, Meignelais tue Livarot. Le laquais, sans hésiter, déterre l'épée et tue Meignelais. On pendra le laquais.
Comment comprendre ces gens? Livarot ne refusait pas la mort, puisqu'il s'est battu loyalement. Il refusait seulement de voir son adversaire lui survivre. Son laquais, que ses gages n'obligeaient sans doute pas à tant de conscience professionnelle, choisit de mourir au bout d'une corde pour exécuter les volontés de son maître qui ne pouvait pourtant plus rien lui reprocher. Trois morts pour une dispute qu'on réglerait aujourd'hui par une injure d'automobiliste énervé !
C'est dire que la manie de tuer son prochain à largement pénétré dans tous les milieux.
L'excès de zèle des militaires
Admettons qu'elle ait contaminé facilement les troupes en campagne. Il n'a jamais fallu beaucoup de mauvais exemples pour que les militaires tombent dans l'excès de zèle.
Ainsi en juillet 1581, l'armée du duc d'Alençon campe autour de Château-Thierry et ne s'y conduit guère mieux qu'Attila aurait pu le faire. Les soldats brûlent, tuent par plaisir. Un capitaine, logé chez les paysans, se voit traité comme un prince, sans doute pour amadouer son humeur. Il est servi par la fille des maîtres. Après quelques pichets de vin, son regard s'allume.
Il la demande sur l'heure en mariage. L'hôte forcé très embarrassé, se répand en courbettes, lui oppose qu'une paysanne même jolie, ne saurait convenir à un si grand seigneur.
Le capitaine, que toutes ces formalités agacent, chasse le paysan raisonneur en lui envoyant plats et assiettes à la tête, s'empare de la fille et "l'épouse" sans discussion possible sur un coin de la table.
Puis, rassasié, il l'injurie. Sans se troubler, la jeune épousée empoigne un solide couteau de cuisine et lui en donne une telle ration qu'il en tombe mort aussitôt.
Les soldats de la compagnie, mécontents du mauvais repas qu'on vient de servir à leur capitaine, attachent la fille à un arbre et s'entraînent sur elle à manier l'arquebuse.
Les villageois, n'appréciant pas qu'on utilise l'une des leurs comme cible pour l'usage de la troupe, arrivent en masse et massacrent les soldats.
Finalement, dans cette histoire en cascade, seule la morale est sauve.
Charles IX tirant à l'arquebuse depuis le Louvre la nuit de la St Barthélémy
Une manière expéditive de régler ses différends
On peut constater partout que les Français n'ont plus en commun que leur manière expéditive de régler leurs différends.
En septembre 1578, c'est un laquais de treize ans qu'on pend en Grève pour avoir quelque peu poignardé son maître alors qu'il dormait. Il est vrai qu'on trouve l'arrêt un peu excessif puisque le maître n'est pas mort.
Pourtant, en 1574, on a bien roué, toujours en Grève, un nommé Pierre Le Rouge, qui avait égorgé son maître, Olivier de Vitel.
On ose à peine mentionner les meurtres dits passionnels. Ils pleuvent, encore que la seule passion vraiment en cause procède de l'amour-propre plus que de l'amour.
Pour qu'on les remarque, il faut qu'ils aient eu lieu en des circonstances exceptionnelles, en présence du roi par exemple.
Ainsi en advient-il du sieur de Villequiers qui tue sa femme et une de ses suivantes (pourquoi pas ?) au château de Poitiers, alors que Henri III y séjourne.
C'est sans doute le meilleur moyen d'accomplir le crime parfait, car Villequiers obtient une grâce vite accordée.
Dans la maison même du roi
On règle d'ailleurs volontiers ses comptes dans la maison du roi.
A Blois, le vicomte de Tours tue Saint Sulpice dans basse-cour du château, parce que Saint-Sulpice avait mis sa noblesse en doute. Le roi est très mécontent.
Quelques semaines plus tard, un soldat tue son capitaine sur le grand escalier et réussit à s'enfuir sans dommage.
On n'en finit plus de compter les assassinats, maris tuant leurs femmes, femmes égorgeant leurs maris, meurtres où sont compris les amis de celui qu'on hait, sa famille, et même ceux qui l'accompagnent par hasard le jour où on a décidé de le tuer. Qu'importe si on ne les connaît pas !
Les neveux tuent les oncles avec qui ils ont procès, les conseillers au Parlement attaquent les femmes qui leur résistent et leur taillent les joues au rasoir comme de vulgaires truands.
Il n'est pas jusqu'aux abbés qui ne se sentent autorisés à tuer en leurs abbayes, se faisant absoudre, il est vrai, par le Grand Conseil. Les mêmes sont capables, par surprenante pudibonderie, de vouloir pendre un jeune homme coupable d'avoir engrossé la fille d'un Président de la Cour des Comptes !
On se demande si les Français ont le temps de respirer entre les coups d'épée qu'ils donnent, ceux qu'ils reçoivent, les exécutions auxquelles ils assistent, les duels qu'ils regardent de loin. Encore n'avons-nous pas abordé la guerre endémique qui les tient en haleine; n'avons-nous pas évoqué les massacres collectifs dont ils se régalent parfois.
Catherine de Medicis, veuve de Henri II
Pourtant, les Français "vivent"
Et pourtant, ils vivent.
Ils trouvent même le temps d'être futiles, se réjouissant des grosses paillardises que leur distribue la Compagnie italienne des Gelosi, s'esclaffant des arrêts qui chassent les Gelosi de tous les théâtres, acclamant chacune de leur réapparition sur une scène nouvelle.
Il leur faut parfois se soucier du gel qui détruit les vignes et fait monter le prix du vin à des altitudes inaccessibles.
Ils se passionnent pour le vol de la Vraie Croix qui disparaît, une nuit, de la Sainte Chapelle On va jusqu'à accuser la reine mère, Catherine de Médicis, de l'avoir envoyée secrètement en Italie. Il faut que le roi en fasse une toute pareille, que le peuple viendra adorer avec autant de passion que la précédente.
Les distractions sont rares, il y a bien la comète de 1577 qui effraie fort la reine mère, car elle y voit le signe infaillible de sa mort prochaine. Elle se trompe largement, mais les Parisiens feront des vers sur sa panique.
On parle aussi quelques semaines du mariage de la fille de Claude Marcel, surintendant des Finances. Le mariage a lieu en l'hôtel de Guise. Le roi y est venu, dit-on, habillé en femme, accompagné d'une suite si nombreuse, si agitée, qu'au bout de quelques heures, les vrais invités de la noce, les mariés eux-mêmes, ont dû se retirer, pour ne pas assister à une orgie assez réussie. On se raconte des choses délicieuses, mais le bon peuple n'y était pas.
On ne pourra plus rire du Crucifix Maquereau, énorme sculpture de bois doré qui se trouvait précisément accolée, on ne sait pourquoi, sur le mur d'un bordel. L'évêque de Paris l'a fait enlever.
La coqueluche! La peste!
Heureusement, il y a en 1580, cette curieuse maladie qui n'épargne ni le roi ni le duc de Guise, et qui les tient des semaines entières au fond de leur lit, avec dix mille autres Parisiens, souffrant de la tête, de l'estomac, les secouant d'une toux à leur faire perdre le souffle. On l'a baptisée la coqueluche. Quel secret soulagement de constater parfois un signe d'égalité !
Le tremblement de terre qui a secoué Calais, Boulogne, Château-Thierry, et même Paris, n'a amusé personne.
La peste non plus, qui sillonne le pays au gré de sa fantaisie. Seuls, quelques médecins y trouvent leur fortune, à grands risques. Pour cette fois, on estime que le fléau s'est montré bien raisonnable : il n'a tué que trente mille personnes à Paris.
En dehors de ces évènements considérables, il faut bien se contenter de la vie de tous les jours, quand l'agitation, toujours imminente, lui permet de se défouler.
Les paysans
Les paysans, entre deux nuées de soldats, se hâtent d'engranger ce qui n'a pas été brûlé et de cacher ce qui n'a pas été volé.
Le gentilhomme, dans son manoir à peine plus grand qu'une ferme, essaye d'oublier la politique en lisant les Quatre Fils Aymon ou la Légende Dorée, bien installé contre le feu de sa cuisine. Il s'intéresse à l'agriculture, chasse souvent, culbute à l'occasion une bergère, s'ennuie plus souvent encore. Mais le séjour à la cour coûte trop cher. Il n'y va guère que contraint et forcé par une démarche. Il préfère veiller avec ses gens, à leur lire de belles histoires qui ne coûtent rien.
Les ouvriers travaillent durement, du soleil levant au soleil couchant, essayant, parfois jusqu'à la grève, d'arracher quelques concessions aux maîtres des corporations qui se défendent avec âpreté.
Les bourgeois
Le grand triomphateur reste le bourgeois. Maître des ouvriers, maître de l'argent, ayant fait éclater le carcan des restrictions au commerce que lui imposait l'Eglise, il parle haut, rachète ses terres au petit noble que ruinent des revenus trop fixes, des dépenses de prestige, la guerre trop fréquente.
Les grands le flattent pour obtenir ses écus, les faibles le craignent. Il a envahi depuis longtemps les charges publiques, la justice, les finances.
Il a marié ses filles à des porteurs de noms prestigieux, s'amusant de façon à peine déguisée au spectacle ces fiers à bras pleins de morgue s'abaissant à lui demander comme une grâce l'alliance qui va rétablir leur fortune. La guerre l'ennuie plutôt : elle gêne les affaires.
Mais investi fraîchement de sa puissance toute nouvelle, il entend ne rien en démordre, la faire sentir jusqu'au bout, par les armes s'il le faut.
Les talents militaires des nobles ne l'impressionnent plus. Lui aussi a appris à coiffer le casque, à manier la pique et la rondache, à pointer une arquebuse. Il arme ses valets aussi bien que le seigneur arme ses gens.
Il ne se hasarde pas dans les batailles rangées. Mais, dans les villes, dans ses rues familières, il ne cède pas d'un pavé.
Costumes homme et femme en 1572
Dans Paris, on est à l'aise
Nulle part, il ne se sent aussi à l'aise que dans Paris.
L'énormité de la ville (elle approche les quatre cent mille habitants) en fait déjà la plus grande concentration de bourgeois du pays, la plus grande concentration d'ouvriers aussi. Elle représente une puissance à part, presque autonome avec ses privilèges et protections octroyés depuis Louis XI, tout à fait autonome si on évoque sa psychologie déjà bien accusée.
Consciente de sa force, se souvenant d'avoir tenu la monarchie en échec, elle se croit des droits particuliers, imagine volontiers qu'elle détient la vérité et l'intelligence de la France entière, qu'elle l'exprime par la voix du prévôt des marchands ou celle des docteurs de la Sorbonne.
Elle fait grise mine à ces Valois qui la dédaignent trop souvent pour aller goûter la douceur des bords de Loire. Elle ne peut souffrir que Blois, minuscule à côté d'elle, puisse se dire capitale aussi souvent qu'elle-même.
En fait, Paris, grande putain versatile s'il en fut, affichant parfois des attitudes de midinette hystérique, renferme dans ses murailles de Charles V, qui éclatent de partout, un extraordinaire bouillon qui frissonne selon le feu du moment, prêt à déborder si on attise la flamme, éclaboussant de façon imprévisible tous ceux qui s'en approchent.
Bien malin qui peut s'en dire le maître. On ne l'est jamais très longtemps.
Car Paris semble un concentré des passions irréductibles qui déchirent le pays. On y hait plus farouchement qu'ailleurs, on y tue plus souvent On n'y admet pas l'ombre d'une concession, l'amorce d'une discussion. Tout y est blanc ou noir, bien ou mal, sans nuances.
La mort est là pour trancher les débats.
Cardinal de Guise
Deux vérités, deux passions
Autour des Français, divisés comme d'habitude par des idées en apparence irréductibles, les puissances européennes surveillent avec intérêt ce champ de bataille où elles interviennent parfois selon leurs possibilités ou selon leurs goûts.
Aucune d'elles ne connaît ce déchirement. Du moins aucune d'elles ne le connaît à ce point, sous la forme de cet affrontement sanglant, sauf en Pays-Bas protestants où le maître espagnol prétend imposer la foi catholique.
Mais Philippe II, chez lui, a su écraser toute velléité de protestantisme. L'Italie reste aussi catholique que ses papes.
Par contre l'Angleterre s'est engouffrée tout entière, de gré ou de force, dans le protestantisme depuis Henri VIII, et les princes allemands dans leur ensemble ont été sensibles aux arguments de leur compatriote Luther.
C'est donc en France que s'affrontent le plus durement les deux vérités, les deux passions. C'est en France que les souverains étrangers tente de faire triompher la leur, par armées interposées.
Tous n'y engagent pas la même ardeur
Aucun d'entre eux ne s'y emploie plus violemment que Philippe II, roi d'Espagne, fanatique et obstiné, imbu de catholicisme et de grandeur espagnole jusqu'au crime.
Elisabeth d'Angleterre, plus nuancée, plus politique, oublie volontiers sa religion pour ses intérêts.
Les papes, que tout excès effarouche, sont parfois obligés de modérer leurs propres défenseurs.
Les princes allemands ne savent rien faire d'autre que ce qu'ils ont toujours fait; c'est-à-dire fournir des soldats pour vider cette querelle, Il est vrai qu'ils les fourniront souvent aux deux camps, tout comme les Suisses, selon les finances de chacun.
Pierre DUHAMEL
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