Sommaire

Le Moyen Age, une époque "bénie"

Le pouvoir d'envoûter

Le pouvoir de guérir

Les Evangiles des quenouilles

Le pouvoir de commander aux éléments

En complément

Le Moyen Age, une époque "bénie"



Au XIe siècle, la sorcellerie est associée à la magie et au merveilleux. Les choses se gâtent aux XIVe et XVe siècles, lorsqu'on commence à y mêler les cathares ou l'ordre du Temple. Désormais, pour l'Eglise, tous les adeptes des sabbats sont coupables d'hérésie.

Par Jean Verdon*

Depuis longtemps la sorcière est liée dans l'imagination médiévale à un Moyen Age obscurantiste, responsable de son horrible trépas dans les flammes. Le terme évoque une vieille femme capable, par ses sortilèges, de ramener l'amour de l'amant infidèle, de provoquer la mort du mari jaloux ou de faire crever la vache de la voisine. Michelet, désireux de promouvoir les classes laborieuses ainsi que la femme, la dépeint comme une rebelle issue ' des temps du désespoir ', ' du désespoir profond que fit le monde de l'Eglise '.

Il faut cependant dépasser cette vision romantique. L'ethnologie permet de constater qu'il existe deux modèles de sorcellerie : celui des paysans qui s'efforce d'expliquer par la magie les grands moments de l'existence humaine, la vie, la mort - ces hommes frustes ayant recours à la guérisseuse, à la sorcière pour résoudre leurs problèmes, tout en la redoutant lorsqu'ils ne sollicitent pas son aide - ; et celui des démonologues qui, une fois la sorcellerie assimilée à l'hérésie, utilisent la répression et multiplient les bûchers.

Ce qui préoccupe les clercs jusqu'au milieu du XIIIe siècle, ce n'est pas la sorcellerie et ses fantasmes, mais l'hérésie. La papauté, inquiète notamment des progrès du catharisme, crée donc l'Inquisition. En 1233, Grégoire IX confie aux ordres mendiants récemment institués, et particulièrement aux dominicains, le soin de pourchasser les hérétiques. ' Sans l'Inquisition et la torture, le thème de la sorcellerie n'aurait pas connu en Europe le développement qui a été le sien à partir de la fin du Moyen Age ', constate l'historien Jean-Claude Schmitt.

La sorcière nocturne apparaît déjà dans les écrits des premiers siècles de notre ère. Des auteurs, comme Apulée, font souvent allusion à une créature qui vole la nuit, pousse des hurlements et se révèle avide de la chair et du sang des humains. Appelée stryge, elle se présente sous la forme d'un hibou, mais il s'agit en réalité d'un être provenant de la transformation de certaines femmes. Les intellectuels savent très bien qu'un tel être est purement imaginaire. Mais il semble en aller différemment pour les peuples germaniques. Ainsi la loi des Francs saliens parle de la stryge comme si elle existait réellement.

Les pénitentiels, ces ouvrages destinés aux prêtres et contenant les pénitences dues pour les différents péchés, font état de la croyance en ces femmes luxurieuses et cannibales. Au début du XIe siècle, Burchard, évêque de Worms, conseille à ses prêtres de demander à leurs pénitentes : ' As-tu partagé la croyance de nombreuses femmes de la suite de Satan ? Que pendant le silence de la nuit, après t'être étendue dans ton lit et pendant que ton mari repose sur ton sein, tu as le pouvoir, toute corporelle que tu es, de sortir par la porte fermée, de parcourir l'espace avec d'autres femmes qui te ressemblent ? Que tu as le pouvoir de tuer, avec des armes invisibles, des chrétiens baptisés et rachetés par le Sang du Christ, de manger leur chair après l'avoir fait cuire, et de mettre à la place de leur coeur de la paille ou un tout autre objet ? Que tu as le pouvoir, après les avoir mangés, de les ressusciter et de leur accorder un délai pour vivre ? Si oui : quarante jours de jeûne et une pénitence durant sept ans. '

Alors que le peuple ajoute foi à de telles fables, les lettrés jusqu'au XIIIe siècle refusent d'admettre l'existence d'une sorcière nocturne. L'Anglais Gervais de Tilbury, auteur d'un ouvrage écrit vers 1211, estime répandue la croyance que des hommes et des femmes parcourent en volant de grandes distances la nuit, mais les médecins, ajoute-t-il, ' attribuent une telle croyance à des cauchemars '. Une autre croyance populaire a trait au vol nocturne de certaines femmes : il ne s'agit pas toutefois de sorcières cannibales, mais de sujettes d'une reine surnaturelle qui les conduit durant leurs vols. Mais Burchard de Worms, qui mentionne le fait, de conclure, après avoir décrit cette superstition : ' Qui jamais - si ce n'est en rêve et dans les cauchemars de la nuit - est conduit hors de soi et voit pendant son sommeil ce que jamais il n'avait vu éveillé ? Qui peut être si sot et si stupide pour imaginer que ces fantasmes, fruits de l'imagination, se produisent corporellement ? '

Au début du XIVe siècle, les registres de l'inquisiteur Jacques Fournier indiquent que, selon un témoin, l'hérétique Arnaud Gélis lui aurait déclaré que ' la nuit il allait avec les "bonnes dames", c'est-à-dire les âmes des morts, par les chemins et les endroits déserts, et ils entraient parfois dans les maisons, surtout les belles maisons propres, et buvaient de bons vins qu'ils y trouvaient '.

Coexistent donc deux croyances populaires en des voyageuses nocturnes, dont les lettrés nient l'existence. Penser que les rêves constituent la réalité est contraire à la foi. Mais, jusqu'au XIIIe siècle, l'Eglise ne condamne pas sévèrement de telles croyances. Toutefois, les clercs ne font plus la distinction entre sorcières nocturnes et ' dames de la nuit '. Déjà Jean de Salisbury, un Anglais qui vit en France au XIIe siècle, associe ingénieusement banquet nocturne et orgie sanguinaire : ' On dit en outre que de petits enfants sont offerts aux stryges ; certains d'entre eux étaient démembrés et gloutonnement dévorés. ' Seuls des sots et des ignorants peuvent ajouter foi à de telles fables, estime cependant l'auteur. Mais, aux XIVe et XVe siècles, certains clercs, qui reprennent également les deux fantasmes pour n'en faire qu'un, imaginent que des troupes de sorciers et de sorcières se rendent de nuit au sabbat qui se trouve considéré comme une réalité.

Au début du XIVe siècle, plusieurs événements se produisent qui rendent l'atmosphère délétère. Les Templiers déclarent - sous la torture - qu'ils ont renié le Christ, craché sur la Croix et pratiqué la sodomie. Le grand maître Jacques de Molay est brûlé et l'ordre supprimé. Un évêque de Troyes est soupçonné d'avoir, par des pratiques magiques, envoûté la reine de France, Jeanne de Navarre. Il est toutefois disculpé. En 1317, la comtesse d'Artois, Mahaut, est accusée d'avoir fait fabriquer des poisons par une sorcière de Hesdin. Elle est également mise hors de cause. Mais dans un tel contexte, et vivant dans la crainte du poison et des sortilèges, le pape Jean XXII promulgue, en 1326, la bulle Super illius specula qui fait de la sorcellerie une hérésie: les inquisiteurs peuvent désormais poursuivre. En effet, les magiciens, qui adorent le diable et construisent une église satanique face à la seule véritable Eglise, méritent de subir le même sort que les hérétiques. Pratiques magiques, sorcellerie, hérésie désormais ne font plus qu'un.

Nouvelle phase, vers 1430, marquée par une multiplication des traités démonologiques (voir page 54) et des procès de sorcellerie. La Fourmilière , ouvrage écrit en 1435-1437 par Jean Nider, prieur des dominicains de Bâle, précise les pratiques des sorciers et sorcières : ils lancent des maléfices, adorent Satan et se rendent au sabbat par la voie des airs. Les femmes fabriquent plus particulièrement des philtres d'amour, ravissent les enfants, pratiquent l'anthropophagie. Tous renient Dieu.

Le pape Innocent VIII promulgue en 1484 la bulle Summis desiderantes affectibus où il exhorte les prélats allemands à réprimer encore plus durement la sorcellerie. Il confie à Henri Institor et à Jacob Sprenger, deux inquisiteurs dominicains de Cologne, la tâche d'éradiquer le mal dans la vallée du Rhin. Les deux hommes publient, en 1486, le fameux Marteau des sorcières , le Malleus maleficarum. L'ouvrage, plus encore que ses devanciers, assimile la magie populaire à l'hérésie, ajoutant un crime civil à un crime religieux et poussant les tribunaux laïcs à la punition. Surtout, il diabolise littéralement la femme, capable et coupable de tous les forfaits. ' Plusieurs choses doivent être notées sur la manière d'agir des sorcières pour ensorceler les autres créatures des deux sexes et les fruits de la terre. Et d'abord les hommes, puis les bêtes, enfin les fruits de la terre. Chez les hommes : premièrement, comment par des maléfices elles empêchent la puissance génitale et l'acte vénérien pour que la femme ne puisse concevoir, et pour que l'homme ne puisse exercer sa puissance. Deuxièmement, comment quelquefois pareil acte est empêché par rapport à telle femme et non par rapport à telle autre. Troisièmement, comment les membres virils sont "réduits" comme s'ils étaient complètement arrachés du corps. Quatrièmement, comment on peut discerner si ces "ennuis" proviennent de la seule puissance du démon par lui-même ou par la sorcière. Cinquièmement, comment les sorcières changent les hommes et les femmes en bêtes par quelques charmes et sortilèges. Sixièmement, comment les sages-femmes sorcières font périr les foetus dans le sein de leurs mères de diverses façons et, là où elles ne le font pas, comment elles offrent des enfants aux démons. Notons que, afin que ces choses ne soient pas jugées incroyables, nous les avons établies par questions et réponses aux objections dans la première partie. ' L'ouvrage connaît un tel succès, grâce à l'imprimerie, que quinze éditions se succèdent de 1486 à 1520.

' Une société imaginaire ', selon l'expression de l'historien Norman Cohn, se met en place. Avec des sorciers, généralement des femmes liées à Satan par un pacte, devenant ainsi capables de nuire à leur prochain et se rendant régulièrement à des réunions sacrilèges et orgiaques nommées sabbats. Une telle conception engendre une répression.

En ce milieu du XVe siècle, les procès en sorcellerie ne concernent plus seulement des individus, mais des groupes. C'est surtout dans la partie occidentale des Alpes, qui s'étend de Grenoble à Bâle, qu'ils se déroulent. Le concile de Bâle (1431-1449) n'est pas étranger à cette localisation. Désirant réformer l'Eglise, il appelle à supprimer tous les maux qui, inspirés par Satan, paraissent alors la ruiner. Dans le haut Dauphiné, où officie l'inquisiteur Claude Tholosan, sur 363 inculpés connus, près des trois quarts intéressent la période 1424-1446.

Une psychose s'installe et engendre parfois des drames, les communautés villageoises accusant certains de leurs membres de les empoisonner. Jeanne Morel, veuve de Jean Joulain, est tuée à coups de bâton par Colin Planté et Jean Pascaut du Gué-de-Velluire en Poitou, parce qu'elle est réputée sorcière et qu'ils l'accusent du vol d'une oie et d'une paire de chausses : ' Il se demandait si elle n'avait pas envoûté ou fait mourir sa femme, parce qu'elle était renommée de ce faire, et l'on disait que ladite Morel l'avait envoûtée. '

Les événements qui se déroulent à Marmande en 1453 méritent qu'on s'y arrête. Cette année-là une épidémie entraîne une grande mortalité. Il se murmure alors dans la ville qu'elle est due à la présence de plusieurs sorcières. Les suppliants - il s'agit d'une lettre de rémission [de grâce] -, qui sont alors consuls, reçoivent un habitant qui leur dit : ' Messeigneurs les consuls, il y a un homme en ma maison qui vient de l'Armagnac, qui dit qu'il y a une femme sorcière prisonnière, laquelle accuse et dit que Jeanne Canay est sorcière ; veuillez y aviser. ' Ils se rendent le soir chez cette femme et la mettent en prison sans autre information. Alors qu'ils l'y emmènent, les gens se mettent aux fenêtres, demandant des nouvelles. Comme on leur répond qu'il s'agit d'une sorcière, ils signalent qu'il y a d'autres sorcières dans la ville et qu'il les faut prendre. Les suppliants arguant de l'heure tardive retournent chez eux, mais les gens du peuple, au nombre de 200, sinon plus, choisissent deux chefs, forment deux groupes et s'emparent de dix ou onze femmes qu'ils mettent en prison avec Jeanne Canay. Le lendemain, la populace, se rassemble au prieuré de la ville et décide que les suspectes seront soumises à la question. Peu après, celles-ci sont torturées sans aucune sentence ni information. Trois d'entre elles finissent par avouer qu'elles sont sorcières et ont fait périr plusieurs enfants. Elles sont condamnées par le bailli et les suppliants sont d'accord pour qu'elles soient brûlées, ce qui est fait. Deux femmes ne confirmant pas les aveux arrachés sous la torture, le bailli refuse de les condamner. Cela irrite fort la populace, qui veut tuer le bailli, et qui s'empare des deux femmes et les brûle comme les précédentes. Deux autres, qui ne veulent rien confesser, sont torturées par les émeutiers et succombent un ou deux jours plus tard. Les dernières, après avoir été torturées, sont relaxées et laissées en vie. Jehan Aubrion, bourgeois de Metz, mentionne dans son Journal (1464-1512), et ceci à maintes reprises, la condamnation de femmes - beaucoup plus rarement d'hommes - pour sorcellerie. ' Le 12 juillet 1488, il y avait encore trois femmes au palais, desquelles il y en eut deux qui furent brûlées pour sorcières ; et l'autre fut bannie, car elle avait cru en des charmes qu'une femme lui avait fait faire. '

Les ouvrages des inquisiteurs entraînent le développement des procès. Inversement cette augmentation nourrit l'expérience des magistrats. On a recensé en Europe - mais bien entendu, il ne s'agit pas de chiffres exhaustifs -, 12 procès de sorcellerie devant les tribunaux ecclésiastiques entre 1320 et 1420 contre 34 entre 1421 et 1486 ; et 24 devant des tribunaux laïcs entre 1320 et 1420 contre 120 entre 1420 et 1486. En effet, le développement de l'absolutisme royal rapproche crimes contre le souverain et crimes contre Dieu, de sorte que les justices laïques interviennent de plus en plus dans la chasse aux sorcières. Le mouvement de répression s'accélère pour atteindre un paroxysme au XVIe siècle. Alors que les procès de sorcellerie, conduits à Douai, s'élèvent à 8 au XVe siècle, leur nombre atteint 13 au cours de la première moitié du XVIe, 23 durant la seconde moitié du siècle, puis 16 au cours de la première moitié du XVIIe, pour tomber à 3 durant la seconde moitié de ce siècle et un seul au cours du siècle suivant.

Si la répression de la sorcellerie débute au Moyen Age, après une période de tolérance à l'égard des superstitions - la thèse du fantasme n'a cependant pas disparu à la fin du XVe siècle -, elle se développe essentiellement au début de l'ère moderne. Il faut attendre la fin de la seconde moitié du XVIIe siècle pour que les choses se calment.

* Professeur émérite des Universités, Jean Verdon est spécialiste des mentalités au Moyen Age. Il est l'auteur de multiples ouvrages, dont Les Loisirs au Moyen Age (Tallandier), La Nuit au Moyen Age, Le Plaisir au Moyen Age, Voyage au Moyen Age (tous chez Perrin).

Le pouvoir d'envoûter

Vers 1490, un artiste allemand revisite le mythe de Circé, fille d'Hélios, envoûtant Ulysse avec ses philtres. La magicienne transforme ses compagnons d'aventure en animaux.

Le pouvoir de guérir

Sorcière bretonne , par Robert Wylie en 1872. Pourchassée du XVe au XVIIe siècle par l'Eglise, qui se méfie tout autant de la médecine, la guérisseuse et ses ' recettes de bonne femme ' reviennent en grâce.

Les Evangiles des quenouilles

Cet ouvrage anonyme de la fin du XVe siècle, met en scène de vieilles femmes qui bavardent au cours des longues veillées d'hiver. Il mentionne maintes recettes, plus ou moins magiques, au total environ deux cent trente croyances populaires répandues en Flandre et en Picardie à cette époque. Dame Transeline donne quelques-uns de ses secrets. Ainsi comment éviter la compagnie du diable : ' Qui laisse de nuit une selle ou un trépied les pieds dessus [c'est-à-dire qui n'a pas renversé son siège avant de se coucher], aussi longtemps est l'ennemi [le diable] à cheval dessus la maison. '

Pour gagner au jeu de dés : il faut s'asseoir face à la lune.

Pour faire des enfants : qui veut faire un fils doit le concevoir le matin, et une fille le soir et la nuit.

Pour éliminer les maris gênants : ' Un témoin a entendu dire à certaines personnes de Saint-Martin qu'elles avaient entendu dire à la femme d'un berger qu'elle désirerait être délivrée de son mari et qu'elle voudrait bien le voir mort. Pour trouver le moyen de le tuer, elle était venue voir Perrée. Celle-ci lui avait dit qu'il suffirait à son époux de se baigner trois fois dans le bain qu'elle lui préparerait et qu'à la troisième fois, il ne manquerait pas de mourir. Le bain fut fait et son mari y fut mis par deux fois. Il y prit une telle maladie qu'il semblait enragé, devint aussi noir qu'un diable et criait. Quand sa femme le vit ainsi, elle en eut pitié et ne voulut pas souffrir qu'il fût baigné une troisième fois. Et elle chassa de sa maison Perrée en l'appelant fausse sorcière mauvaise, disant qu'elle aimerait mieux être brûlée que de suivre ses conseils. '

Le pouvoir de commander aux éléments

Comme les magiciennes antiques savaient détourner les vents, les sorcières du XVe siècle préparent des potions magiques pour faire pleuvoir.

En complément

- La Sorcière et l'Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers, de G. Bechtel (Paris, 1997).

- Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Age. Fantasmes et réalités, de Norman Cohn (Paris, 1982).

- La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècle), de Jean Delumeau (Paris, 1978).

- Le Sabbat des sorcières, de C. Ginzburg (Paris, 1992).

- La Sorcière au village (XVe-XVIIe siècle), de R. Muchembled (Paris, 1979).


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