Les Vosges, région de tous les maléfices
Située à un carrefour de l'Europe de la Renaissance, cette partie du duché de Lorraine subit de multiples influences, empruntant à l'Italie, à l'Alsace, à l'Europe centrale. Mais aussi au monde de la mine et au travail de la forge...
Par Jean-Claude Diedler*
De son propre aveu, Nicolas Rémy, adversaire déclaré et redouté des sorcières, reconnaît avoir fait exécuter 800 adeptes de Satan entre 1580 et 1596. Depuis 1591, Nicolas Rémy est procureur général de Lorraine. Entre 1544 et 1634, ce duché, sur le point de perdre son indépendance, est touché par une vague de procès en sorcellerie d'une ampleur exceptionnelle : environ 2 700 affaires sont traitées. Rien que pour le sud de la région - pour schématiser, l'actuel département des Vosges -, 800 affaires sont instruites entre 1580 et 1630. Car c'est dans ces vallées que la répression atteint son paroxysme. Reste à comprendre pourquoi là et à cette époque ?
De tels chiffres traduisent l'anxiété des justices laïque et ecclésiastique de Saint-Dié. Leurs pouvoirs sont alors remis en question par l'instauration de l'Etat ducal, qui contrôle de plus en plus les justices seigneuriales. De son côté, la population craint une contagion qui paraît aussi incontrôlable que les épidémies qui ont touché la région récemment. Des pratiques magiques venues de l'Europe entière convergent en effet vers la vallée de la Meurthe. La violence semble la seule réponse possible à la peur. Les communautés rurales en généralisent le principe.
Les angoisses sont-elles plus oppressantes qu'ailleurs ? Ou les pratiques magiques plus redoutables ? Dans d'autres régions, les descriptions fournies par les accusés, au cours des procès, sont souvent stéréotypées. A l'inverse, sorcières et sorciers vosgiens évoquent des pratiques originales qui permettent de comprendre que les vallées de la Meurthe et des rivières adjacentes soient devenues un carrefour européen de la sorcellerie. Leurs récits rappellent surtout les vieux rites agraires interdits par l'Eglise, au VIIe siècle, lors des conciles de Tours.
Ainsi, le 27 juin 1616, un certain Paul Pierrel passe des aveux devant la justice - qui est alors rendue par le maire du village et ses adjoints, et peut donner lieu à tous les règlements de compte imaginables. Il est soupçonné de vol et de vagabondage. L'accusé est le fils d'un charbonnier des forges de Grandfontaine, au pied du Donon, le sommet des Vosges, sur la route de Saint-Dié à Strasbourg. Il se dit soldat mais c'est probablement faux. Sa vie errante lui a cependant permis d'être en contact avec les pratiques magiques qui courent les campagnes à son époque. Devant ses juges Paul Pierrel explique comment invoquer les démons, ces génies protecteurs attachés à chaque individu : ' Un nommé Malgrais du ban [seigneurie] de la Roche m'a appris une autre invention pour être heureux dans la vie. Il faut prendre un bassin d'airain et une épée et aller dans un bois, à minuit, le soir de la Saint-Jean. Rendu sur place, il faut tracer un cercle sur le sol avec la pointe de l'épée puis se coucher au milieu avec le bassin sur la tête. Une fois allongé, le visage tourné vers le ciel, on doit invoquer les esprits infernaux. Au bout de quelques instants, ils viendront pour donner à celui qui les appelle toutes sortes de recettes lui permettant de réaliser ses voeux. Ce peut être épouser une femme riche, gagner au jeu ou aussi charmer les armes afin de les empêcher de blesser. ' Les recettes magiques de Paul Pierrel n'ont pas été retenues comme des actes de sorcellerie. Elles ne visent pas à porter préjudice à autrui mais seulement à aider la chance. Elles sont donc acceptées et fréquemment utilisées par les communautés rurales. Ce qui n'est pas le cas partout.
Ainsi, en Dordogne, les aveux de Jeanne Bosdeau, une jeune femme de Salagnac, vont la conduire au bûcher. En 1594, elle raconte, devant la chambre criminelle du Parlement de Bordeaux, ' qu'en son jeune âge, un Italien l'avait débauchée, et amenée la veille de Saint-Jean sur la minuit dans un champ. Là, avec une verge de houx, il fit un grand cercle, marmottant quelques paroles qu'il lisait dans un livre noir. Sur quoi, survint un bouc grand et cornu, tout noir, accompagné de deux femmes, et suivi tout aussitôt par un homme habillé en prêtre. Le bouc s'étant enquis auprès de l'Italien qui était cette fille, celui-ci lui répondit qu'il l'avait amenée pour être des siennes. Le bouc lui fit faire un signe de la croix de la main gauche puis commanda à tous de le venir saluer. Ce qu'ils firent, lui baisant le derrière. Le bouc avait entre les deux cornes une chandelle noire allumée à laquelle les autres allaient allumer les leurs. Et lorsqu'ils l'adoraient, on jetait dans un bassin de l'argent '. La suite de ses aveux évoque un sabbat, c'est-à-dire une assemblée diabolique.
Pourtant de nombreux éléments sont communs aux deux récits : l'époque, la présence d'un bassin, le cercle tracé sur le sol qui favorise l'apparition des démons. Mais l'erreur de Jeanne est d'avoir confondu les démons avec le diable et ses suppôts. L'époque ne peut que l'y pousser. Au XVIe siècle, sous l'influence de l'Eglise, le mot ' dimon ' désigne d'abord les esprits inférieurs et mauvais. En revanche, elle ne se trompe pas en donnant la nationalité de son séducteur. La représentation du diable sous l'apparence d'un bouc a été forgée en Italie.
A la fin du XVIe siècle, la ville de Bruyères, dans la vallée de la Vologne, abrite des guérisseuses. L'une d'elles, Claudette Clauchepied raconte comment se déroulent les sabbats. Elle aussi voit une assemblée de sorciers venir saluer le diable. Elle assure que les festivités se terminent toujours à l'heure où le coq chante. C'est également le chant du coq qui met fin aux danses des sorcières, pendant la nuit de Walpurgis, liée aux fêtes de Pâques, du 30 avril au 1er mai. Leurs cris et leurs chants retentissent alors au Blocksberg, une hauteur du Bade-Wurtemberg. Le chant du coq, animal solaire, est supposé délivrer les essences nocturnes du mal.
Le procès de Claudette Clauchepied, en 1601, dévoile un ensemble de pratiques de guérison extrêmement riche. Il est vrai que la guérisseuse est une grande voyageuse. Elle est allée en Alsace, a vécu à Sainte-Marie-aux-Mines, a également travaillé à Giromagny, chez un patron de mine, Claude le Lorrain. Elle prétend même avoir soigné le comte de Montbéliard, Frédéric de Wurtemberg, ensorcelé par l'un de ses voisins. Interrogée à propos de l'une de ses interventions de guérisseuse, elle raconte : ' Au bout d'un moment, j'ai relevé la tête et je lui ai dit : "Dame Jacquette, c'est un mal donné par un sorcier." Elle m'a alors demandé de qui provenait cette maladie et si je connaissais quelque remède pour la guérir. Je lui ai répondu que oui, parce que Dieu a donné le pouvoir de guérir à ceux ou celles qui, comme moi, sont nés le jour du Vendredi saint et qui ont été baptisées au moment de la lecture de la Passion. ' Ces personnes peuvent guérir leurs semblables en chassant les démons mauvais.
Ce rapprochement entre des pouvoirs surnaturels et une naissance particulière se retrouve dans toute l'Europe. En Italie, les benandanti [ceux qui avancent pour le bien] du Frioul ont cette faculté. Ils sont nés coiffés du placenta. Dans cette région du nord-est de la péninsule, on nomme ainsi tous ceux qui, pour préserver leurs semblables, livrent des batailles nocturnes contre des démons, les malandanti . En 1575, un villageois raconte qu'il est benandante . ' La nuit du jeudi au vendredi, dit-il, les benandanti ont l'habitude de se rassembler pour faire la noce, manger et boire. A leur retour les malandanti descendent boire dans les caves et puis pisser dans les tonneaux. ' La nuit du jeudi au vendredi est traditionnellement réservée au sabbat. Ces malandanti qui fréquentent les caves sont des esprits souterrains. Par ailleurs, leur conduite rappelle celle des sorciers des montagnes du Valais. Les démons nocturnes sont souvent des morts qui n'ont pas pu trouver le repos. Si on ne peut pas les combattre, il faut se les concilier en leur faisant des offrandes. En 1319, un sacristain ariégeois affirme déjà qu'il a le pouvoir de voir les âmes et de leur parler : ' Même si les âmes des morts ne mangent pas, dit-il, elles boivent du bon vin et se réchauffent devant le feu quand elles trouvent une maison avec beaucoup de bois. ' En 1580, le récit que fait Jean de Blâmont à un chanoine de Saint-Dié montre que de telles représentations ont atteint la vallée de la Meurthe : ' La veille au soir, avec mes amis je me suis attardé à boire sur le mont, à côté de la croix. Nous avions pris un cruchon plein de vin et le reste d'un rôti de mouton. Au bout d'un moment, nous nous sommes rendus au cimetière entre les deux églises. Nous voulions dire bonsoir à nos pères et boire aux trépassés. Nous avons béni nos pères et chacun de nous a dit : "Pères, je bois à votre santé, donnez-moi raison." A cet effet, nous avons versé sur la fosse de nos pères un peu du vin contenu dans le cruchon de terre. '
La répression de la sorcellerie est apparue avec l'hérésie vaudoise au début du XVe siècle. Les vaudois s'étaient réfugiés dans les vallées alpestres du Briançonnais. La contagion est remontée vers le nord, suivie par la répression. Elle a gagné les évêchés de Bâle et de Trèves, la principauté de Montbéliard, la Franche-Comté, les cantons suisses de Fribourg et de Neuchâtel, le pays de Vaud et Genève. Puis après avoir traversé l'Atlantique, elle est venue mourir à Salem dans le Massachusetts, en 1692-1693 (voir p. 62).
Située à la croisée de plusieurs axes majeurs, la vallée de la Meurthe se trouve sur une zone de passage, à un carrefour européen. Les mythes et les pratiques magiques empruntent les cols vosgiens et convergent pour se fixer sur les noeuds de circulation. Les nombreuses auberges qui jalonnent les chemins assurent leur diffusion. Ainsi en 1608, un laboureur de Mandray, près de Saint-Dié, bavarde un soir de Carême dans une hôtellerie du Vieux Marché : ' Il n'y a pas assez d'un Dieu, dit-il. Il devrait y en avoir au moins autant que des diables. On en jouirait sûrement mieux. ' Lors de son interrogatoire, il tente de se justifier en disant qu'il était ivre. Il ajoute ' que l'on dit qu'il y a tant de sorciers et de méchantes gens. S'il avait plu à Dieu de permettre qu'il n'y ait qu'un diable, il ne serait peut-être pas arrivé tant de maux au monde '. Sa réponse montre la confusion et la perturbation des esprits.
Toutes ces vallées donnent accès aux mines de fer du Framont et de Grandfontaine dans le massif du Donon. Paul Pierrel est le fils d'un charbonnier qui travaille aux forges de Grandfontaine. Malgrais, son informateur, est originaire du ban de la Roche. On sait que la vallée de la Bruche et la région de Schirmeck connaissent une activité minière et métallurgique importante. Cette vallée communique directement avec celle de la Meurthe par le col de Saales. De son côté, Claudette Clauchepied a vécu à Sainte-Marie-aux-Mines. Elle est aussi allée travailler dans les mines de Giromagny chez Claude le Lorrain. La Lorraine porte loin ses techniques d'extraction et la réputation de ses mineurs. Cette profession colporte les récits de sorcellerie et les pratiques magiques dans toute la région.
Le duc de Lorraine développant l'extraction de l'argent dans son duché, nombre de travailleurs des mines affluent dans la région. Au XVIIe siècle, les mineurs venus de Saxe importent l'imaginaire d'Europe centrale. De leur côté, les Italiens, employés dans les mines du Briançonnais, divulguent la sorcellerie méditerranéenne quand ils viennent en Franche-Comté.
Mineurs et forgerons sont des personnages souterrains par excellence, rattachés par beaucoup de leurs aspects aux vieux cultes de la fécondité. Les nains des contes sont souvent des mineurs. Dans l'imaginaire des peuples scandinaves et germano-nordiques, et plus largement dans la culture médiévale occidentale, ils représentent les esprits des morts. Ceux-ci hantent les forêts et les montagnes. Gardiens de fabuleux trésors, ils peuvent utiliser leurs richesses pour adoucir l'existence des humains. On ne fait rien de moins dans les mines d'argent du duc de Lorraine.
Les travailleurs du fer sont aussi les assistants de la divinité créatrice. Ils forgent des armes en domestiquant la foudre et le tonnerre. Ces deux forces symbolisent une activité céleste, réservée aux dieux. L'épée de Paul Pierrel rappelle le lien entre la Terre et l'au-delà. La verge de houx de Jeanne Bosdeau ne fait pas exception. Elle sent aussi le soufre, puisqu'elle est fabriquée avec le bois d'un arbre diabolique. Pourtant, la participation des hommes du feu à l'oeuvre cosmogonique comporte un danger grave. C'est celui de l'absence de qualification des humains. Comme le diable, ils ne feront alors que parodier une activité défendue. Par ailleurs, le métal est extrait des entrailles de la terre, la mine et la forge sont en relation avec le feu souterrain. L'activité du forgeron ou du mineur s'apparente donc à la magie et à la sorcellerie. Leur travail est toujours entouré de rites de purification, d'interdits sexuels ou d'exorcismes. Voilà pourquoi ce sont souvent des monstres qui revêtent un aspect redoutable et infernal. Comme Paul Pierrel, ils sont plus ou moins exclus de la société.
* Jean-Claude Diedler étudie les mythes et les croyances dans les populations lorraines. Il est l'auteur de : Démons et Sorcières en Lorraine (Messene) et de Fleurette Maurice, la coupeuse du secret ; Les Cendres du bûcher et Le Testament de maître Persin (éditions La Serpenoise, Metz).
Le Grand Bouc , peint par Francisco Goya vers 1821-1823. Parmi les multiples aspects que revêt le diable, le bouc, animal principal des sabbats, vient en bonne place. D'Italie, il gagne l'est de la France ou encore la Dordogne. |
Vaudois Membres de la secte fondée au XIe siècle par Pierre Valdo. Au XVIe, leurs descendants adhèrent à la Réforme. |