Les possédées de Salem

A la fin du XVIIe siècle, la Nouvelle-Angleterre est déchirée par une véritable psychose. Des fillettes et des femmes du village de Salem (Massachusetts) présentent des troubles de possession et dénoncent trois prétendues sorcières. L'affaire aboutit au célèbre procès.

Par Liliane Crété*

Historia - A mesure que l'Europe s'achemine vers le siècle des Lumières, la contestation des esprits éclairés gagne du terrain. On chasse moins les sorcières, et les bûchers disparaissent en Europe au début du XVIIIe siècle. C'est alors que la Nouvelle-Angleterre prend le relais : les premiers cas de possession sont découverts à Salem en 1692... Quelle est, à cette époque, la situation de la Nouvelle-Angleterre ?

Liliane Crété - ' Fille aînée du Massachusetts ', Salem a été fondée en 1629 par un groupe de marchands et de pêcheurs qui commerçaient avec l'Angleterre. La ville bénéficie d'une charte qui lui donne une grande indépendance, contrairement aux autres colonies anglaises. Les fondateurs sont des puritains, pétris d'un calvinisme radical et décidés à créer une société nouvelle. Rentrés en Angleterre après 1558, les puritains se sont heurtés à l'Eglise anglicane qui ne répondait pas à leurs exigences théologiques et éthiques. Alors, au début du XVIIe siècle, beaucoup se sont exilés sur le rivage américain pour fonder la ' société des saints ' : une société égalitaire, une sorte de petite république avec une magistrature, un gouvernement, et des églises indépendantes. Ces émigrants étaient souvent cultivés, ce qui servit le développement de la colonie. On compte parmi eux nombre de pasteurs diplômés de Cambridge, ainsi que des membres de la petite noblesse anglaise et des marchands.

En 1692, Salem-Ville compte déjà une belle église appelée meeting house , lieu de réunion autant que de prières, et beaucoup de confortables maisons en briques . Aux environs, car les terres, qui sont riches dans cette région, ont été distribuées, il y a Salem-Village où, à la fin du XVIIe siècle, règne la dissension entre deux partis : d'un côté, ceux qui sont les plus urbanisés, qui vont prier le dimanche à Salem-Ville ; de l'autre, les puritains ' vieux style ', qui possèdent des terres moins riches et se méfient de l'extension de Salem, ville portuaire opulente, qui peu à peu s'intéresse moins à la Bible et devient yankee .

H. - Comment se fait sentir la dynamique protestante dans la vie quotidienne des habitants ?

L. C. - Par le travail, par la vertu, par la rigueur, et aussi par l'éducation : le collège d'Harvard est fondé en 1636, à mi-chemin entre Boston et Salem. Il y a, en même temps, une dynamique du bonheur qui étonne quand on connaît mal le puritanisme. Car si les puritains prônent la vertu, ils n'interdisent pas tous les plaisirs. Certes, le septième jour - appelé ' sabbat ' et non sunday qui est un mot trop païen - est réservé à Dieu, avec un culte le matin et un l'après-midi, ce qui a pour conséquence une formidable culture biblique des habitants même peu lettrés. Mais, à l'époque, c'est la règle dans toutes les villes passées à la Réforme, par exemple, en France, à Nîmes, à La Rochelle ou à Montauban.

Chez les puritains, l'accent est mis sur le bonheur au sein de la famille, première cellule de la société. A leurs yeux, un mariage malheureux n'apporte que des déboires aussi bien dans le domaine privé qu'à l'échelle de la communauté. Aussi défendent-ils les mariages d'amour et même, ce que l'on trouve dans certains sermons, le ' bonheur au lit '. Cependant, ils élèvent leurs enfants dans la crainte de Dieu, et même aux plus jeunes, ils font prendre conscience du péché.

H. - Dans la seconde moitié du XVIIe siècle arrivent en Nouvelle-Angleterre de nouveaux immigrants qui ne sont pas tous des puritains.

L. C. - Il y a eu une vague - qualifiée d'' invasion ' - de quakers . Ceux-ci sont, à l'époque, très extravagants et ont mauvaise réputation en Angleterre. Quand ils arrivent, la magistrature et l'Eglise leur font un très mauvais accueil, moins pour des raisons d'hérésie que parce qu'ils mettent le chaos dans la société. Agissant par goût de l'ordre plus que pour des questions de foi, les puritains les persécutent : en 1658, une loi condamne les quakers au bannissement sous peine de mort.

H. - Pourquoi, dans les années qui précèdent 1692, monte partout l'inquiétude en Nouvelle-Angleterre ?

L. C. - A cause de l'insécurité qui y règne. Physique d'abord, car éclatent durant l'été 1690 des guerres indiennes qui provoquent des massacres horribles. Insécurité politique aussi, car le Massachusetts perd la charte qui lui avait été donnée en 1629. En 1685, après la Glorieuse Révolution, monte sur le trône d'Angleterre Jacques II, un catholique. L'avènement de Guillaume III d'Orange et de Marie en 1688 rassure la Nouvelle-Angleterre, mais il faudra du temps pour que les habitants reçoivent des garanties solides pour l'avenir. Increase Mather, président de Harvard, est envoyé auprès des souverains pour tenter d'obtenir le renouvellement de la charte. Peur métaphysique, enfin, car durant cette période les pasteurs se livrent à une prédication millénariste, baignée dans l'attente du dernier jour et fondée sur l'Apocalypse de Jean. Ils troublent, angoissent la population qui aurait plutôt besoin d'être rassurée. Dans ce contexte, quand apparaissent les premiers cas de possession, qui en temps normal auraient été réglés très rapidement, la population est persuadée qu'il s'agit d'une attaque de Satan contre les élus de Dieu.

H. - En 1692, le diable se manifeste à Salem-Village...

L. C. - Salem-Village est, en fait, un ensemble de fermes très éparpillées, avec seulement, au bord d'une route centrale, une meeting house en planches. Depuis 1689, le pasteur est Samuel Parris. Devenu pasteur sur le tard, aigri par la vie, il n'est pas du tout l'homme de la situation. C'est chez lui que Satan va se manifester. Parris avait ramené des îles Caraïbes une esclave indienne, Tituba. Durant l'hiver 1691-1692, rude et froid comme toujours en Nouvelle-Angleterre, celle-ci raconte à la fille du pasteur, Betty, à une jeune cousine, Abigail, et à quelques-unes de leurs amies, pour les distraire, des histoires de son pays. Un jour, elle se met à lire leur avenir dans une boule de cristal improvisée (un blanc d'oeuf cassé dans un verre) ; or la divination est strictement interdite dans la Bible. D'abord amusées, les petites filles prennent peu à peu conscience qu'elles commettent un péché très grave. Un jour l'une d'elles, regardant dans le verre, voit un cercueil à la place du visage de celui qu'elle devrait épouser plus tard. A partir de ce moment, les fillettes commencent à manifester des symptômes de possession, qui en réalité sont ceux d'une maladie : l'hystérie.

H. - L'affaire se répand très vite...

L. C. - A force d'être questionnées, les fillettes dénoncent l'indienne Tituba et deux autres femmes, Sarah Good et Sarah Osborne. Good répond au portrait type de la sorcière : vieille, sale, paresseuse et méchante. Sarah Osborne, elle, est une ' déviante ' qui ne va pas à l'église et a vécu un certain temps en concubinage avec un homme plus jeune qu'elle. En février 1692, une plainte est déposée à Salem contre les trois femmes.

H. - Le procès commence dès le début du mois de mars 1692 provoquant, pour la première fois, une vague d'arrestations.

L. C. - Les trois femmes sont interrogées publiquement, sans être aucunement molestées, dans l'auberge de Salem devant tout le village. Si Sarah Good et Sarah Osborne nient farouchement avoir passé un contrat avec Satan, Tituba avoue avoir vu le diable, entendu ses promesses et s'être rendu sur un bâton à Boston pour assister à des réunions nocturnes avec d'autres femmes. Dès lors, les habitants de Salem sont convaincus qu'il s'agit d'un complot de Satan et de ses sorcières pour ruiner le Massachusetts.

H. - Comment se passent les interrogatoires ?

L. C. - Le magistrat qui mène l'interrogatoire est le trisaïeul de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), le grand romancier du XIXe siècle, auteur de La Lettre écarlate . Après l'arrestation des sorcières, la vie ne reprend pas son cours à Salem, car l'interrogatoire, qui dure trois jours, produit un effet de suggestion. Les habitants, et parmi eux de braves fermiers, ont des visions ; ils croient voir des bêtes entrer dans leur chambre, Sarah Good monter sur leur lit... D'étranges scènes de convulsions ont lieu. Dès lors, les accusations se multiplient : en quelques semaines soixante-dix suspects sont emprisonnés dans de très mauvaises conditions.

Les accusés, qui n'ont pas d'avocat, sont jugés par un jury, comme en Angleterre. Lors de chaque interrogatoire, on fait venir les jeunes filles possédées - qu'on appelle les ' affligées ' - qui sont sujettes à des crises d'hystérie devant les jurés, ce qui a sur eux un effet dramatique. De plus, ceux-ci ont une si grande idée de Dieu, de sa puissance et de sa justice, qu'ils ne peuvent pas imaginer qu'Il puisse laisser Satan accuser des personnes innocentes.

En outre, sir William Phips, le nouveau gouverneur royal, arrivé en mai 1692, au milieu des procès, est parti aussitôt combattre les Indiens, laissant toute l'affaire entre les mains de son lieutenant général, William Stoughton, un ancien pasteur, homme intègre mais dur et inflexible. Le résultat est catastrophique. Les condamnations sont prononcées beaucoup trop rapidement. Dans la plupart des cas, il n'y a pour preuve que des ragots et les crises d'hystérie collectives des ' affligées '. Les jurés ont recours à la ' preuve spectrale ', ce qui est une erreur dramatique : ils croient que Satan a pris possession de la personne qu'ils interrogent et que son spectre torture les ' affligées '.

H. - Très vite, dès l'automne, s'élèvent des protestations contre la manière dont se sont déroulés les procès.

L. C . - Les pasteurs de Boston, dont Cotton Mather, commencent à s'inquiéter, d'autant plus que, parmi les suspects, il y a des notables au-dessus de tout soupçon. Ils écrivent aux magistrats. Entre-temps, le gouverneur Phips est revenu après avoir combattu les Indiens ; il est effrayé par le verdict. Il arrête immédiatement la procédure et demande conseil à des pasteurs, notamment à des calvinistes français, qui déclarent qu'on ne peut fonder un jugement sur la preuve spectrale. Aucun ne met en question le fait que Satan soit mêlé à cette affaire, mais ils laissent entendre que peut-être Satan, dans sa malignité, fait condamner des innocents. Les prisonniers restant sont libérés. Dès lors commence la période du repentir. Il y a d'abord la confession publique de certains magistrats, puis des jurés. Une lettre est lue en chaire dans les paroisses pour demander pardon publiquement aux prisonniers qui ont été libérés, ainsi qu'aux familles de ceux qui ont été exécutés.

H. - L'histoire des sorcières de Salem est-elle un drame puritain?

L. C. - Pas du tout. C'est plutôt le drame de la peur et de l'ignorance. Le drame, aussi, d'une époque et d'une culture, celles de la Bible prise au pied de la lettre. Mais ce n'est pas parce qu'ils étaient puritains que les habitants de Salem se sont assez vite rendu compte, en faisant leur examen de conscience, qu'ils allaient sur une mauvaise voie et qu'ils ont publiquement demandé pardon. Ce drame occupe une place très importante dans l'histoire américaine. Pour une majorité d'Américains, c'est le drame de l'intolérance, ce qui explique la reprise du thème par Arthur Miller en 1953, en pleine période de maccarthysme.

Propos recueillis par Eric Mension-Rigau

* Spécialiste de l'histoire de la Réforme et des Etats-Unis, Liliane Crété a publié Les Sorcières de Salem (Julliard, 1995) et Le Protestantisme et les femmes (Labor - Fidès, 1999).

Un procès complètement surréaliste

Lors des interrogatoires, les scènes d'hystérie produisent sur les magistrats et les jurés un effet catastrophique. Faute de preuves, les condamnations sont nécessairement arbitraires.

Rationalisme contre obscurantisme

Cotton Mather, un des pasteurs de Boston sollicités au moment des faits, est le fils d'Increase Mather alors en mission auprès des souverains anglais. Il joue un rôle modérateur lors des procès. Dans sa cellule, la condamnée Martha Cory tient tête à ses persécuteurs.

Chronologie des faits

Février 1692

Betty, 9 ans, et Abigail, 11 ans, fille et nièce du révérend Parris, de Salem Farms (Salem-Village), présentent des symptômes de possession diabolique. Pressées de donner les noms de leurs tourmenteurs, elles finissent par accuser d'abord Tituba, la servante indienne des Parris puis deux vieilles femmes détestées par la communauté : Sarah Good et Sarah Osborne. Des mandats d'arrêt sont lancés contre elles.

1er mars 1692

Les trois femmes sont interrogées dans la meeting house de Salem Farms. Tituba confesse. Elle est même prolixe et son récit montre une familiarité avec le monde occulte et la démonologie classique. Elle accuse Good et Osborne d'être des sorcières, reconnaît avoir vu le diable et s'être rendue a des sabbats.

7 mars 1692

Les trois supposées sorcières sont envoyées à la prison de Boston, mais, à Salem Farms, l'hystérie est contagieuse. Bientôt, ce ne sont plus seulement des femmes pauvres, laides, vieilles et marginales qui sont accusées, mais des femmes d'estime et des piliers d'église. Une psychose se développe parmi les fermiers ; certains ont des visions et toute la communauté se persuade que Satan est à l'oeuvre pour détruire la Nouvelle-Angleterre, terre des élus de Dieu.

Mars-avril 1692

Le 20 mars, on arrête Martha Cory ; puis le 23, Rebecca Nurse, vieille dame respectée et aimée de tous qui clame son innocence. Ensuite, sa soeur, Sarah Cloyse, est arrêtée ; et d'autres encore, sur dénonciation des affligées . Le 19 avril, Abigail Hobbs, une fille impertinente et dévergondée, rapporte avec complaisance qu'elle a passé un pacte avec le diable. On arrête aussi Elisabeth Proctor, l'aubergiste, accusée par sa servante Mary Warren, puis Bridget Bishop, dont on dit depuis longtemps qu'elle pratique la magie noire. Et la pieuse et digne Mary Easty, une autre soeur de Rebecca Nurse. Et Susannah Martin et Dorcas Hoar, qui passent depuis longtemps pour être des sorcières. Enfin, le 30 avril, une plainte est déposée contre l'ancien pasteur de Salem-Village, le révérend Burroughs. On l'arrête, on l'interroge avec précaution et on découvre qu'il a un penchant pour les théories baptistes. De plus, il est pris en flagrant délit de mensonge. Ainsi les dossiers des magistrats s'étoffent-ils. On arrête la vieille ' Mammy ' Redd, connue de longue date pour pratiquer la magie noire, et Martha Carrier, dont la réputation est exécrable. Mais aussi l'intègre John Willard et John Alden, un notable. A la peur s'ajoute maintenant un malaise : les accusés sont-ils des sorciers ou des victimes de Satan ? Le mal a gagné les villes voisines. A Andover, à l'été, l'épidémie fait rage.

2 juin 1692

Ouverture du procès. Les magistrats n'ont pas de preuves. L'attitude des affligées leur en fournit : leurs cris déments, leurs bouches baveuses, leurs yeux révulsés, leurs membres tordus, leur peau boursouflée par des brûlures imaginaires vont dicter leurs décisions et celles des jurés.

10 juin 1692

Bridget Bishop est pendue.

19 juillet 1692

Cinq autres accusées sont pendues, dont Rebecca Nurse et Sarah Good. La première meurt en bonne chrétienne ; l'autre en maudissant le pasteur qui l'exhorte à se confesser.

19 août 1692

Cinq accusés, une femme et quatre hommes, dont le révérend Burroughs, sont conduits à leur tour au gibet. Tous ont une mort exemplaire qui trouble la conscience des spectateurs : ' Ils prièrent, dira un témoin, pour que Dieu fît découvrir quelles sorcelleries il y avait parmi eux ; ils pardonnèrent à leurs accusateurs ; ils parlèrent sans ressentiment du jury et des juges qui les avaient déclarés coupables et condamnés ; ils prièrent avec ferveur pour le pardon de leurs péchés... '

22 septembre 1692

Sept femmes et un homme sont pendus, malgré les cris d'alarme lancés par les pasteurs de Boston. Des critiques se font entendre également du côté de la classe marchande et des gros propriétaires terriens. De New York parviennent aussi des avertissements. Revenu de la frontière où il combattait les Indiens, le gouverneur Phips met fin à la procédure engagée. La chasse aux sorcières est terminée. Mais pour vingt accusés, il est trop tard. Dix-neuf personnes ont été pendues.

9 septembre 1692

La vingtième victime est George Cory, le mari de Martha. Il n'y a pas de preuves tangibles mais en prison, il refuse d'être jugé. Selon la loi anglaise, le tribunal peut le soumettre à une ' peine forte et dure ' pour l'y forcer. Généralement, la réponse ne tarde pas à venir car la peine consiste à étendre le malheureux sur le sol et à poser sur sa poitrine des poids de plus en plus lourds. Tant qu'à mourir, mieux vaut être pendu. Mais Cory ne cède pas. ' Il fut le premier en Nouvelle-Angleterre à être pressé à mort ', note un témoin. Il fut aussi le dernier.

17 décembre 1696

La province fait pénitence et tente de réparer le mal qu'elle a fait en décrétant un jour de jeûne étendu à toute la communauté. Aux habitants de Salem Farms, cinq années seront nécessaires pour se réconcilier. Trente-deux adultes, sans compter les enfants affligées, ont accusé de sorcellerie quatorze autres habitants.

Toutes les victimes du procès en sorcellerie de Salem étaient-elles innocentes ? Peut-être pas. Mais comme l'a écrit Increase Mather, premier président d'Harvard : ' Il vaut mieux laisser échapper dix supposées sorcières que de condamner une seule personne innocente. '


Retour