La musique profane dans la société de la Renaissance

Texte écrit sur un disque de musique renaissance par Yves Esquie.

A la fin du XVe et au XVIe siècle, l'essentiel de l'expression musicale profane réside dans la chanson et dans ses dérivés instrumentaux. Il convient de bien saisir le rôle social de cette forme musicale : le plaisir des membres de la haute société réside plus dans la participation effective à l'interprétation que dans la seule audition. Il ne s'agit donc jamais d'une musique pure, composée pour elle-même, mais d'une musique de divertissement, sans prétention destinée à des amateurs (ce qui n'a d'ailleurs nuit en rien à la qualité de l'écriture!)
La musique fait partie intégrante d'un certain art de vivre, On la pratique chez soi ou à la cour, entre amis ou en famille, dans une atmosphère sérieuse ou autour d'une table, à la fin d'un repas, mêlant le plaisir de la musique à celui du vin, et à d'autres " joyeusetés galantes ". On la pratique encore en plein air, au cours d'une promenade, sur une barque ou dans une guinguette au bord de l'eau. L'iconographie nous renseigne largement sur ces usages. Elle nous montre seigneurs et dame se livrer ensemble à d'agréables divertissements musicaux, la richesse des costumes témoignant bien qu'il ne s'agit pas de musiciens professionnels. En 1454, lors du fameux festin du Faisan, donné à Lille parle Duc de Bourgogne, c'étaient surtout des hommes et des enfants qui tenaient le dessus des chansons, bien qu'une demoiselle se soit aussi produite accompagnée d un luth et de vièles. Au XVIe siècle, l'iconographie nous montre les dames, fort nombreuses désormais, en train de lire la musique, de chanter ou d'accompagner à la flûte, à la viole ou au luth, dans l'intimité de leur demeure, ce sont elles surtout qui touchent l'épinette ou l'orgue positif (ainsi la célèbre Dame à la Licorne du musée de Cluny).
Au XV siècle, le répertoire des chansons (chansons de cour, mélancoliques, qui ne cherchent jamais à faire rire) correspondait plutôt à la pratique du milieu aristocratique. A partir de la fin du siècle, la chanson se diffuse dans les milieux bourgeois, diffusion plus large que facilité l'usage de l'imprimerie : Pierre Attaingnant à Paris, Jacques Moderne à Lyon, Tielman Susato à Anvers publient près de deux mille deux cents chansons nouvelles dans le deuxième tiers du XVIe siècle. Dans le même temps, nombre de ces chansons adoptent un texte plus léger et quelquefois franchement gaillard (Clément Marot lui-même n'hésite pas à signer les pires gaudrioles mises en musique par Clément Janequin !).
Aristocratique ou bourgeoise, la musique profane de la Renaissance ne se pratique donc qu'à un certain niveau social; elle ne touche en rien le peuple qui, à la ville ou à la campagne s'adonne à une toute autre musique, non écrite et pour cela fort peu connue, monodique et jouée sur d'autres instruments.
Quelle est la place des musiciens de métier dans cette ambiance d'amateurisme galant ? Ils se joignent parfois aux seigneurs et aux bourgeois pour sonner certains instruments à vent, chalemie ou saqueboute, réputés trop vulgaire pour être joués par des gens de bonne condition. Les familles riches n'hésitent pas à s'attacher quelques musiciens : une luthiste et un flûtiste agrémentent le moment du bain (tapisserie de la Vie Seigneuriale, Paris, Musée de Cluny). Ce sont aussi les musiciens de métier qui conduisent les danses, encore que celles-ci puissent être chantées par les participants.

Evolution de l'écriture musicale

L'art du contrepoint régit au XVe siècle toutes les compositions musicales ; on prend comme base une mélodie, très souvent un fragment de chant grégorien ou de chanson populaire - c'est le TÉNOR ou le CANTUS FIRMUS - qui constitue le fondement de la composition; les autres voix respectent les règles du contrepoint en fonction de ce ténor. L'essentiel est de réaliser à chaque voix une belle ligne mélodique, l'écriture est donc horizontale (à tel point que l'on se passe souvent de l'une des voix au moment de l'exécution !).
À partir des années 1480 (la génération de Josquin), le ténor joue un rôle moins important, on finit même par le supprimer, afin d'établir une cohésion plus étroite entre les voix, cohésion qui se manifeste grâce au procédé de l'imitation, c'est-à-dire la répétition par les autres voix d'un motif mélodique déjà entendu dans l'une d'entre elles.
On assiste au XVIe siècle à une simplification de l'écriture. L'audition devient plus nettement verticale, favorisant ainsi la compréhension des paroles. Les imitations sont brèves; les passages homorythmiques alternent avec ceux en contrepoint ; dans certaines chansons, même l'écriture est entièrement homophone. La voix de dessus est désormais prépondérante. Ce sont là les caractères de la CHANSON PARISIENNE, nettement moins sévère que la chanson flamande des générations précédentes ; elle est représentée par Clément Janequin, Claudin de Serminy, Pierre Sandrin, Pierre Certon.

La musique instrumentale

Le répertoire des instrumentistes est surtout constitué par des transcriptions de chansons. Il faut certes ajouter la musique de danse, mais beaucoup de danses étaient bâties sur des airs de chansons et l'exécution pouvait en être purement vocale. Quant au style du RICERCARE, musique abstraite destinée aux instruments, il était encore proche de celui de la polyphonie vocale.
L'habitude de transcrire le répertoire vocal pour les instruments n'est pas nouvelle : le CODEX DE FAENZA, copié vers 1420, présentait déjà une collection de chansons françaises et italiennes, réduises pour le clavier. En 1511, dans sa MUSJCA GETUTSCHT, S. Virtung précisait que les œuvres vocales pouvaient être transcrites pour trois sortes d'instruments : ceux à clavier (orgue, épinette), le luth et les ensembles de flûtes à bec auxquels on doit ajouter ceux des autres instruments mélodiques.
Bien que le répertoire instrumental ne consiste qu'en transcription d'œuvres vocales, le style instrumental est néanmoins parfaitement constitué, marqué par la multiplication des ornements et des cadences, l'étendue plus vaste des voix, les sauts de plus d'une octave, les séquences et les figures obstinées.

La réalité sonore

Comment les hommes de la Renaissance entendaient-ils leur musique ? Etait-elle chantée ou jouée telle qu'elle était écrire ? Ce qui frappe dans toutes les versions de pièces vocales pour clavier, c'est l'importance des ornements, ou DIMINUTIONS, dans toutes les voix. Or cette habitude d'orner n'était pas propre au clavier : le théoricien flamand Adrian Petit Coclico parle en 1552 d'une ornementation de la mélodie dans la polyphonie. Il nous est malheureusement difficile de reconstituer cette pratique pour les instruments autres que le clavier et le luth et pour les voix ; les traités qui nous sont parvenus (Ortiz, Ganassi, Dalla Casa) ne concernent pas spécialement la musique française ou flamande.
On sait enfin que les manuscrits n'indiquaient rien de précis concernant l'instrumentation. Une large liberté était d'usage; on tenait surtout compte des instruments disponibles. Susato écrivait ses chansons "propices à tous instruments musicaux" ; les danses publiées par Phalèse en 1583 étaient "accomodées aussi bien à la voix comme à tous instruments musicaux". Il existe néanmoins des habitudes, des groupements d'instruments musicaux étaient plus fréquents que d'autres. Les chansons, confiées à un ou plusieurs chanteurs, étaient accompagnées le plus souvent des BAS INSTRUMENTS: la flûtes (à bec ou traversière), le luth, l'épinette ou la viole. Les peintures de la Renaissance sont nombreuses à nous montrer de tels ensembles; contentons-nous d'en donner deux exemples significatif : les trois femmes interprétant la chanson de Sermisy "Jouyssance vous donneray", l'une chantant et les deux autres l'accompagnant à la flûte et au luth (Vienne, galerie du comte Harrach) et "Dîner galant" (Aix-en Provence, musée Granet, notre couverture) qui réunit trois ou quatre chanteurs ainsi qu'une viole et un luth. Les instrumentations semblent plus variées pour la musique de danse : on trouve une chalemie et deux saqueboutes pour sonner une basse-danse alors qu'ailleurs une flûte et un tambour suffisent pour une pavane : selon Thoinon Arbeau (ORCHESOGRAPHIE, 1589), on peut jouer les danses "avec violons, espinette, fluttes traverses et à neuf trous et toutes sortes d'instruments, voire chanter avec les voix"

Yves ESQUIEU


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